Les poèmes du confinement

Jour 48

QUARANTAINE

Il y a des rats derrière les portes, des souris dans les plafonds, des cafards sous les plinthes, des scorpions sous les lits. Mais on va se défendre. On ne laissera pas les fourmis s’attaquer à nos parties tendres. On se tranchera les orteils au besoin, on leur donnera nos phalanges à ronger, on se déboîtera les rotules pour les faire patienter. On est prêts à céder la totalité de nos membres inférieurs, pour le peu qu’ils nous servent. On se console en se disant que certains ont perdu davantage que leurs jambes. On n’oublie pas que d’autres n’ont plus qu’un œil ou une oreille, d’autres un lobe du cerveau et quelques idées fixes, d’autres encore un ventricule et une oreillette. De quoi se faire du mauvais sang. Mais au moins ça guérit des peines de cœur.

Tout à l’heure on nous a coincés sur le promenoir et forcés à nous coucher par terre. On voulait juste retrouver le bleu du ciel. Les murs de nos chambres nous flanquent la nausée, quand le bleu du ciel est infini. Autrefois la religion encourageait à aimer le ciel. Mais aujourd’hui la médecine nous a tout volé. Autrefois on possédait des livres, du papier, des crayons. Volés. Autrefois on avait des envies, on faisait des projets. Volés. En contrepartie on nous gave de salade (comme les vaches) pour mieux nous faire ramper (comme des larves.) Heureusement que ceux qui ont conservé l’usage de leurs jambes peuvent encore se défouler un peu. En moins d’une demi-heure j’ai accompli le tour du parc. Des grilles, toujours des grilles, ou alors des arbres et des massifs si épais qu’il est impossible de voir au travers. Dans mon souvenir il y avait une ville tout près, dont on quittait le centre pour échouer au cœur de terrains vagues entrecoupés de jardinets, jalonnés de petites cabanes de planches mal jointes. De grands conifères alternant avec plusieurs rangées de peupliers empêchaient d’appréhender la campagne environnante tout en masquant le ciel. Comme il avait commencé à neiger, je m’étais mis à marcher plus vite en m’efforçant de ne jamais perdre de vue les bords du chemin. La neige est une étrange visiteuse, elle court devant, non pas toute blanche, mais grise, gris foncé, presque noire. Je n’avais pas réussi à la rattraper, et j’étais venu buter contre des grilles pareilles à celles-ci, sans savoir si je me trouvais encore dehors ou dedans.

Des femmes se sont regroupées sur la coursive. Bien qu’en tout petit nombre, elles n’ont pas perdu leurs vieux réflexes. N’est-ce pas pour m’attirer dans un coin interdit que celle-ci, sans doute une nouvelle pensionnaire, s’est mise à chalouper en s’avançant vers moi ? S’approchant jusqu’à me frôler, la voilà qui enlève sa perruque comme un chevalier retire son casque, me dévoilant son crâne nu. Puis elle se colle à moi et déclare que j’ai dix ans. Puis elle me fourre la main entre les cuisses et m’annonce que j’en ai vingt. Puis elle m’invite à entrer en elle et soutient que j’en ai trente. Puis elle assure qu’on me les a coupées, mais qu’il m’en reste une étoile (une étoile de sang), et m’apprend que j’en ai soixante. Puis elle prédit que cette étoile va s’imprimer dans le creux mon ventre et me ronger de l’intérieur, avant de conclure que j’en ai cent. On tourne ainsi un bon moment dans l’air du soir. C’est une danse assez libre, sans figures imposées, et sans musique. Mauvais danseur, je la sens mal, son corps ne cesse de m’échapper. Sa joue est froide, et son cou, que quelquefois je frôle, est froid lui aussi, si bien qu’on finit par se détacher l’un de l’autre. Sans s’arrêter de tourner, tout en continuant à reculer, elle laisse pendre sa perruque au-dessus de la flamme d’un vieux briquet. L’embrasement est immédiat. Le temps de fermer les yeux et de les rouvrir. Finalement, c’est un rat mort qu’elle jette entre nous deux.

Raymond Penblanc, 3 mai 2020