Gestomètre du 16 février 2023
Se faire un thé
sortir du lit les yeux collés
se rendre à la cuisine sans allumer la lumière
remplir la bouilloire à moitié
vérifier qu’elle est bien réglée à 85 degrés
soupirer de satisfaction devant l’impeccable capacité de précision de cette nouvelle bouilloire
la déclencher
s’éloigner puis revenir aussitôt pour vérifier qu’elle est bien déclenchée
écouter le chant du bouillonnement de l’eau qui se mêle aux cris d’impatience des chats
récupérer la théière en fonte sur l’égouttoir à côté de l’évier
regarder ma collection de thés et faire semblant d’hésiter entre plusieurs possibilités
prendre comme toujours la boîte jaune de Earl Grey Twinings en vrac et en verser une quantité considérable dans la théière, au jugé
nourrir les chats pendant que l’eau finit de bouillir
l’arrêter lorsqu’elle atteint 80 degrés parce que ça suffit en général et que c’est pas la peine de gâcher de l’énergie pour rien
remplir la théière jusqu’à ras bord
renverser quelques gouttes au passage sur le bar parce que j’ai trop rempli
enrager d’être si maladroite
essuyer d’un coup de main nerveux
pendant que ça infuse, retourner se coucher
imaginer le thé se répandre dans l’eau chaude comme le jour se lève : lentement, par vagues
penser à la sensation de chaleur et de clarté désaltérante qui va bientôt envahir mon palais, mon corps
se relever
se servir un mug de thé, de préférence un grand, un vrai mug,
pas une de ces misérables micro-tasses de buveur de café qu’on te sert dans les brasseries parisiennes que je déteste non mais franchement les Français ne comprennent rien au thé je suis obligée de demander un « allongé » pour qu’on me donne un peu plus d’eau que la quantité infâme que cette micro-tasse peut contenir, sans qu’on me demande de payer pour un autre thé, une somme astronomique en plus alors qu’il est dégueulasse, en sachet, et beaucoup trop bouillant, et qu’il faut toujours attendre une demi-heure avant de le boire, le temps que les autres aient déjà fini leur café et veuillent partir, quoi, donc ça sert à rien, ce genre de thé
retourner se coucher avec le mug dans une main et la théière dans l’autre
boire à petites gorgées un peu brûlantes encore
être heureuse de pouvoir commencer la journée
réchauffée
confortée
–
Camille Bloomfield
Gestomètre du 28 avril 2022
Aller à la bibliothèque
Mettre dans le sac à dos les livres à rendre en retard
De niveau 1 (« merci de les rapporter au plus tôt »)
De niveau 2 (« nous vous prions de les rapporter sous huit jours »)
De niveau 3 (« si vous n’avez pas rapporté les livres sous huit jours, nous serons contraints de procéder à leur mise en recouvrement. Tarifs : etc. »)
Mettre dans le sac plastique les livres qui ne rentrent pas dans le sac à dos
Serrer dans sa poche la liste des livres à emprunter
Vérifier la présence des cartes d’emprunt dans le portefeuille
Se mettre en route
Entrer dans la bibliothèque
Faire contrôler ses bagages et autres formalités
Regarder les retours disparaître sur le tapis de l’automate
Prendre place devant un ordinateur, taper le nom d’auteur et le titre
Demander la consultation immédiate du document
Confirmer la demande de consultation immédiate du document
Répéter l’opération jusqu’à épuisement de la liste
Attendre que les livres soient mis à disposition en parcourant les rayons
Section Adulte, Pôle Littérature, Cote P pour Poésie
Guetter la table où les livres demandés vont être mis à disposition
Section Adulte, Pôle Sciences et techniques, Cote 569 pour Sciences et nature
Apercevoir une employée de la bibliothèque les bras chargés se diriger vers ladite table
Se précipiter vers elles (l’employée, la table)
Commencer à feuilleter les livres en attendant les manquants
Demander à l’employée de la bibliothèque pourquoi tel et tel livre n’arrivent pas
Demander à l’employée de la bibliothèque pourquoi tel livre présent dans le catalogue est introuvable
Demander à l’employée de la bibliothèque comment il est possible de perdre des livres, les Elégies imaginaires, empruntées une seule fois
Celui-ci quelle merveille ! celui-là j’en rêvais ! ah ah je les prends tous, pas un seul je vous laisse, vous n’en avez pas besoin comme moi ! pour ce que vous allez en faire, les renterrer au fond de vos souterrains ! le trop n’est pas l’ennemi du bien, foutaise ! j’arrêterai de dormir, si c’est ce qui vous inquiète, je les lirai la nuit, je les lirai par trois, je les lirai au volant, dans la douche ! ah la belle vie qui m’attend ! d’abord quand je les aurai ramenés chez moi, qu’est-ce que vous pourrez faire ? trop tard, ce sera trop tard ! cette fois je les rendrai pas, je les garde !
Enregistrer chacun des emprunts
Mettre dans le sac à dos les livres
Mettre dans le sac plastique les livres qui ne rentrent pas dans le sac à dos
Quitter la bibliothèque d’un pas hâtif.
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Samuel Deshayes