Le 24 octobre 2020, Samuel était à la maison. Il était venu à Paris pour un événement poétique qui n’a finalement pas eu lieu à cause de la pandémie.

Je sortais alors de la lecture d’Agir non agir, de Pierre Vinclair (aux éditions Corti), un livre avec lequel je n’étais pas d’accord sur tout, mais qui m’avait stimulé, et touché pour au moins une raison : il redonnait du pouvoir à la poésie. Il posait notamment la question : pourquoi écrit-on de la poésie ? Et apportait une réponse : il s’agit non pas d’écrire pour se débarrasser d’un quelconque affect, vieux moteur suranné, ni pour entrer dans le champ de la littérature en revêtant le costume et les attributs de l’Auteur, mais pour agir sur le monde – en réalité, pour tenter d’agir. Ce point m’a paru nécessaire, essentiel, et finalement rarement exprimé. Au final, la vraie question du livre était : que peut la poésie ?

La réponse peut paraitre simple (rien). Pour autant, que doit-elle ambitionner de pouvoir ?

Tout cela a fait résonner de vieilles interrogations, de vieilles discussions que nous avons depuis des lustres Samuel et moi (et qui se posent d’ailleurs très différemment pour le roman, comme j’en ai fait récemment l’expérience). J’avais depuis longtemps l’idée de tester le pouvoir de la poésie, dans un geste qui serait de toutes les façons dérisoire et définitif. J’ai proposé à Samuel d’écrire avec moi un poème de destruction. Je voulais que nous écrivions un texte si fort que notre cible n’aurait eu d’autre choix que de s’effondrer. Un peu comme le chant d’Amphion, encore lui, qui pouvait déplacer les pierres. Je voulais que notre poésie soit aussi puissante que les trompettes de Jéricho.

Je cherchais de quoi je désirais le plus ardemment l’effondrement et n’ai pas longtemps hésité. L’une des choses que je déteste le plus au monde est une route affreuse qui coupe Montrouge en deux : la RD 920, paradis des voitures et enfer des cyclistes – je ne parle même pas des piétons -, scorie infâme aux portes de Paris.

Le versant parisien de la sémillante route en question. Photo domaine public.

Alors voilà. Je voulais qu’avec Samuel, on écrive un hymne à sa disparition. Une fois le texte écrit, je nous voyais déjà le scander sur le trottoir, devant le flux continu des voitures. La route n’aurait eu d’autre choix que de complètement sombrer, dans un fracas qui aurait été réjouissant !

Comme Calvino dans son Tourner la page : «N’oublions pas que c’est contre la réalité terrible que nous devons nous battre, y compris en nous servant des armes que peut nous fournir la poésie terrible».

C’était un samedi soir. Avant de nous plonger dans le travail, nous avons invité notre ami Arsène à l’apéro. Nous avons discuté, de cette idée et d’autres choses. Fidèle à son art (et à son statut de pape de la Guilde des transparents), au cours de la soirée Arsène a préparé un cocktail de son invention.

A gauche, les mains d’Arsène. En bas, des œufs. A droite, une gourde.

Nous avons trinqué, bu, encore un peu discuté, Arsène est parti. Samuel et moi, nous avons sorti nos carnets.

Comme exaltés par je ne sais quoi – peut-être bien par le cocktail d’Arsène, sans doute aussi par la musique que nous avions choisi de mettre, l’extraordinaire Mummer Love de Patti Smith et Soundwalk Collective – nous avons rapidement méprisé l’idée d’un hymne à la destruction d’une simple route (Samuel voit toujours plus grand que moi). Nous avions bien plus faim que cela ! Il nous fallait une cible à la mesure de notre appétit. Alors nous avons décidé que ce serait la destruction de la planète entière que nous chanterions.

Nous avons écrit des vers et des vers, une partie de la nuit.

Ainsi est née La Fin du monde, d’abord côte à côte à Montrouge ce soir d’octobre 2020 puis à distance, chacun chez soi, sur un même document partagé. Rarement la composition d’un texte nous avait paru aussi fluide, aussi évidente. L’exaltation continuait. Nous nous voyions tout y englober.

Nous y avons travaillé quotidiennement, le matin ou le soir, en plus de nos boulots respectifs, pendant à peu près trois mois. A la fin du mois de janvier 2021, la première version des 32 chapitres du poème étaient finie.

Ensuite, nous l’avons laissé reposer, puis retravaillé, plusieurs fois. Mais sur notre lancée, et parce qu’il nous restait encore de cette énergie assez inédite qui était née ce soir-là – merci Arsène, merci Patti -, nous avons écrit La Mort Victor, au cours de l’été 2021, un texte plus court, dans la même veine, et qui est la déclinaison humaine, en quelque sorte, de La Fin du monde.

La Fin du monde aura donc enfin lieu, et nous avons la date : ce sera le 7 septembre 2023. Cela se passera sous la forme d’un livre aux éditions Lanskine, assorti d’une terrible postface (mais quelle chance avons-nous !) de Jacques Jouet.

Nous avons extraordinairement hâte que le texte sorte, soit lu, et que les visions que nous y décrivons se produisent. Un effondrement de toutes choses, joyeux et irrémédiable, par la seule force d’un chant !

Samuel Deshayes et Guillaume Marie, La Fin du monde, parution le 7 septembre 2023, éditions Lanskine. Postface de Jacques Jouet. Couverture de David Eveillé.