Gestomètre du 27 avril 2023

Se rouler un pétard

Fermer la boîte mail.
Éteindre l’ordinateur et toutes les lumières fortes de la pièce.
Se référer au gestomètre « Se faire un thé », à partir de l’étape « remplir la bouilloire à moitié ».
Y substituer toutes les actions matinales par leur équivalent vespéral et le thé par de la tisane.
Préparer des petits gâteaux, de préférence industriels et trop sucrés.
Se tenir prête.
Respirer.

Puis d’un coup d’un seul déclencher le signal officiel de la fin de journée et dégainer le matos de sous la table basse :
– d’abord le petit panier en osier où s’accumulent les débris colorés d’années de joyeux pétard-rolling
– ensuite la petite boîte verte en bois contenant la weed, la petite pipe en métal gravée du Népal dont l’embout est idéal pour tasser, le petit stock de cartes de visite périmées pour le carton
– se traiter de pétasse hypocoristique face à cette accumulation ridicule de « petites » choses trahissant trop tôt la satisfaction attendue du fameux « moment pour soi »
– compenser en sortant les feuilles longues OCB non blanchies (parce que la planète, obv.)

Puis, par des gestes précis, rapides, de plus en plus impatients, réaliser le pétard :

  1. découper le carton dans un angle de la carte de visite,
  2. le rouler serré entre pouce et index,
  3. le placer tout à droite de la feuille,
  4. effriter grossièrement l’herbe
  5. la répartir tout au long de la feuille,
  6. ajouter le tabac,
  7. le tasser légèrement entre ses doigts,
  8. retourner le papier d’un coup d’ongle du pouce,
  9. tasser de nouveau entre ses doigts,
  10. lécher la partie collante de la feuille,
  11. d’un geste ferme, confiant, refermer le pétard tout en l’enroulant tout en le redressant tout en le tassant encore,
  12. le caresser du bas vers le haut pour repasser ses derniers plis inélégants,
  13. Le tasser une dernière fois par au-dessus grâce à la petite pipe en métal
  14. Le refermer serré en tortillant le bout de papier restant à son extrémité.

Le poser.
Admirer sa perfection cylindrique et se dire qu’on pourra faire encore plus fin la prochaine fois. Décider qu’il faudra de toute façon car quand on peut on doit.
Encore plus raide, encore plus droit.
Préparer le briquet et le cendrier.
Boire une gorgée.
Se vautrer dans l’anticipation du moment à venir.
Boire une autre gorgée.

Enfin, bientôt, enfin, tout près là maintenant dans un instant à peine je ne serai pas productive mais alors pas du tout, fièrement inutile plutôt, je ne vais servir à rien, dans quelques secondes, là, juste là, mais alors à rien du tout, strictement que dalle queutchi wallou khlass, au feu ma to-do list, ma to-buy list, ma to-answer-list, ma to-list liste, jusqu’à demain matin, jusqu’à ce que mon réveil me balance du Lil Nas X pour me signifier le début d’une nouvelle ère, fini d’être la bonne élève du département qui répond aux mails même les jours de grève, fini l’obsession d’être mince alors que mes deux grand-mères étaient obèses et que je suis clairement prédestinée à la même chose, fini de faire la poubelle émotionnelle des autres qui croient que j’ai un sac vide de 50 litres d’écoute à leur offrir, fini de ranger cet appartement qui ne cesse de se remplir, toujours, toujours, fini de m’épuiser à essayer de t’apprendre à communiquer sans violence, fini tout ça tellement fini que je m’autorise même à abuser paresseusement de l’anaphore alors que je la sais facile, racoleuse, fini d’essayer de respecter la contrainte du gestomètre alors que j’ai envie de mettre de l’affect depuis le début dans ce texte, plus rien à foutre, dans un instant ein Moment quelques secondes à peine je ne serai plus qu’une glorification vivante de l’inutile, du rien, du vide, de la liste désorganisée, de la pensée interrompue en plein élan, de la phrase à moitié, de l’idée stupide, je serai
  enfin,
   splendide,
    creuse et inutile,
d’une vacuité crasse, jouissive, punk, laide, sublime précisément parce que laide, yeux gonflés, rougis, cernes-Macias, traits tirés, cheveu froissé et même culotte légèrement tachée par le jour écoulé, splendide parce que plus rien à foutre de rien, balec, libérée enfin des injonctions, libre parce que j’aurai juste arrêté d’essayer, un instant.

Allumer le pétard.
Inspirer.

Camille Bloomfield


Gestomètre du 23 mars 2023

Se couper les ongles

Prendre le coupe-ongle
Soulever puis faire pivoter le levier
Hésiter entre la main droite et la gauche
Loger l’ongle du pouce droit entre les lames
Avec l’autre main, d’un geste ferme, actionner le levier qui en rapprochant les deux lames va sectionner l’ongle

Ô tu étais mon corps tu étais moi et te voici rognure

Petite faucille fauchée, minuscule croissant de corne, lunule inutile

Ce qui est courbé ne peut être redressé et ce qui manque ne peut être compté, n’est-ce pas ?

Loger l’ongle de l’index droit entre les lames
Avec l’autre main, d’un geste ferme, actionner le levier qui en rapprochant les deux lames, va sectionner l’ongle
Recommencer autant de fois que de doigts.

Judith Soria