Alfred Jarry, Haldernablou

Alfred Jarry à vélo
Alfred Jarry à vélo, à Corbeil, en 1898.

En 1894, Alfred Jarry fait paraître au Mercure de France la pièce Haldernablou.

Pour sa musique, la folie de ses images, les clins d’œil à Lautréamont, sa libido animale, nous l’aimons beaucoup. Et parce qu’elle est difficilement trouvable seule (elle est la plupart du temps intégrée dans Les Minutes de sable mémorial), la voici dans son intégralité.


Les prolégomènes de Haldernablou

I.

Écoutez ce que je vis suspendu sur l’étoile Algol cependant que tombait la pluie de soufre, et comment j’aurais recueilli les pennes du poisson volant si je ne m’étais attardé à écouter les quatre oiseaux symétriques devisant sur le calvaire.

Sous le ciel vert enfer les colonnades haussent de leurs poings dont les veines s’éclaboussent en chapiteaux feuillus les dômes dont luisent les boucliers.

Sous la pluie de soufre et de bitume, la ville railleuse ouvre ses parasols, mais bientôt les grandes tortues aux pattes éléphantiasiques restent hébétées, plantées sur le lac terne où ne se mirent point leurs plastrons d’or.

Et par-dessus passent et repassent, ouvrent et ferment leurs éventails les chauves-souris aux ailes de carton brûlé.

Et toujours la ville hausse ses poings de menace vers le ciel d’où l’accable son Ennemi. Mais Dieu n’accorde point à ses yeux son envergure qui tout traverse : bien loin au-dessous ses orteils ont pour bagues les filons de l’or souterrain, que le divin vendangeur écrase pour qu’en monte comme un parfum la lumière : bien loin au-dessus sa grande barbe balaie les nuages, et ses doigts quand il réfléchit dans la noire tapisserie firmamentaire percent des trous. Mais de l’étoile Algol – où j’étais monté d’un bond, pour contempler cette scène reculée dont l’image se perd comme les cercles qui s’éloignent d’une pierre qu’on jette à travers l’infini liquide – je vis son Phallus sacré, que les Indous appellent Lingam, ramper à travers un temple croulant. Il inclina sa tour d’ivoire, et son crâne naïf qui n’a point encore de suture sagittale, pareil à l’œil d’un caméléon albinos.

Et le grand Phallus, comme un serpent d’eau et surtout comme une galère à trois rangs de rames, glissa sur la nappe unie du bitume. Et la foule, aux pieds jusqu’alors soudés comme des mouches en un pot de miel, s’écartant du monstre, rayonna dans les éclats des mille pieds du scolopendre.

Et la voix céleste tomba lente et grave comme un parachute : «Tous ceux périront, qui n’ont point respecté mes lois ; ils périront, les mages, les divinateurs et ceux qui consultent les esprits de Python, car ils ont violé la Norme ; et ceux qui s’unissent aux bêtes, car c’est une confusion, et ceux qui ne veulent point, telle que je l’ai créée, reproduire leur race : car ma Règle les abomine.»

Et la pluie de soufre et de bitume tombait avec la voix du haut des nues, couvrait la terre plate et montait peu à peu comme une mer. Et les mages, les divinateurs et ceux qui consultent les esprits de Python et tous ceux que Dieu condamna, semblaient dans la marée montante descendre très lents, ou fondre comme un cierge qu’on pose sur un fer chaud. Et comme le Phallus regardait l’un d’eux, le mage pour l’écouter et retarder la mort intempestive, releva sur sa tête et étendit sur ses bras les grandes ailes de sa robe, abritant sous lui le sol contre la pluie de feu et découvrant à mes yeux son sexe, beau comme un hibou pendu par les griffes.

Et la voix de hautbois module : « Par moi et malgré moi périront ceux qui n’obéirent point à mon Maître et ne m’ont point conservé mon rôle ; ceux qui rêvèrent des sexes plus purs que ceux par Dieu sortis du limon, et inventèrent les dièses et les bémols d’Éros, succédant au plain-chant brutal. »

Et honteux d’en avoir trop dit, honteux d’avoir pitié de ceux disparaissant dans le bitume ouvrant ses trappes, de ses flancs jaillirent soudain deux roses ailes de phénicoptère – du moins elles me parurent telles à la lueur du feu liquide – et il monta tout droit, après avoir rasé la ville plongeante, planant comme un poisson volant.
Sans délai surgit au ciel un cormoran gris de fer, dont le corps lisse couvrait toute la ville, qui le poursuivit en courroux et après lui dans l’air de flamme monta toujours, jusqu’à ce que je ne les vis plus.

Puis je vis soudain comme une neige de grandes plumes tourbillonnantes, tombant du ciel et du couchant invisible, et que flaireront les groins marins des tapirs. Et je descendis pour marcher sur la route où je savais que gisaient maintenant, dans la vallée lointaine, les grandes pennes blanches et noires belles comme des squelettes de baleine.

Je m’avançai vers la Croix d’Or. – César-Antéchrist vous dira. –

II.

Vulpian et Aster s’assirent sur les rocs haut-enamourés de leurs simarres. Ô la lubricité de leurs yeux verts et le givre digital de leurs regards de marronnier ! Vulpian et Aster ont dans leurs yeux les bonnes joies des morts, violateurs du néant. Et l’éventail de leurs yeux verts palpite comme les palmiers libyens.

VULPIAN : Je te le dis, ce jour est le jour de notre déshonneur mortel. Où sont les rideaux que nous avons soufflés comme les fumées des arbres ?

ASTER : Le vent aux trois mains a quintuplé son fouet de sibylle. Verse tes doigts sur mes genoux comme la trompe d’un éléphant mort. Le tonnerre a dit : J’écrirai. Et il a mis son tricorne en tempête.

VULPIAN : La nuit et ses opaques épaules d’ivoire a fermé mes yeux sans besicles. Aster, les genêts ont ramifié leurs fulgurites et petites fusées. Et les ajoncs ont fleuri comme des moules qu’on ouvre.

ASTER : Les rocs ont reverdi, et le froid avare a remporté le caviar de ses œufs sous ses paumes. Pourquoi as-tu versé la nuit du reflet de tes dix phallus d’ivoire ?


Haldernablou

Appartient à Remy de Gourmont.

DRAMATIS PERSONÆ

LE DUC HALDERN.
ABLOU, son page.
LA MÈRE.
LA VIEILLE.
LE PAUVRE.
LE PASTEUR DES HIBOUX.
LE CHŒUR, invisible et inconcevable (1).

(1) La voix du Chœur est celle des décors : de lichen stannique dans la Forêt, ou de cuivre tremblant ; – d’escarcelle au Carrefour du Pauvre ; – viscérale sur le plafond vitré, d’amplitude et de mesure égales à la croissance des plantes indiquées ; – de phonographe ou d’ossements paralysés, liquide un peu, quand l’Œil de la Tête parle.

Prologue

Avant l’aurore, dans la forêt triangulaire.

LE CHŒUR, dont la voix s’éloigne.

Sur la plainte des mandragores
Et la pitié des passiflores
Le lombric blanc des enterrements rentre en ses tanières.

Le sérail des faces de sable
Soumis au bois de nos sandales
Luit de l’or de toutes ses croix à nos paupières.

Le cuivre roux des feuilles mortes
Et la force des vieilles écorces
Sonne et bénit le glas très doux de nos retraites.

Rentrons : le jour bientôt se lève.
La cendre de la nuit achève
De fuir avec le sang coulant des sabliers.

Les cœurs perdent leur sang qui coule.
Le cerf-volant de nos cagoules
Suspend son spectre aux lointains comme des masques jaunes d’effraies.

Que le mort dorme avant l’aurore.
Que le mort dorme avant le premier pleur de la lumière.
Sur la plainte des mandragores
Et la pitié des passiflores
Le lombric blanc des enterrements rentre en ses tanières.

Acte premier

Scène première

Une avenue. Un monument au fronton grec.

HALDERN, ABLOU

ABLOU : De votre manoir le soir les esclaves au bord des routes. Les mains d’ombre sur ceux qui passent. Les cervelles écrasées sous les troncs d’arbre. Dans des bocaux avec de belles étiquettes ?

HALDERN : Oui, Ablou.

ABLOU : Et des squelettes derrière les portes obéissent, phalanges aux verrous. Et des caméléons vrillés autour des hauts dressoirs virent au soleil leurs yeux comme des pénis de nègres ?

HALDERN : Oui, Ablou.

ABLOU : Et jamais personne n’a visité votre manoir ? Ni homme, ni femme ?

HALDERN : Le pont-levis – lui seul et le hibou remontent la mandibule de leur paupière de soie grise – a ses papilles vierges du sable des hommes méprisés, aveugles du seul Réel, le Surnaturel. J’aime en les femmes – carie et scorie que Dieu extirpa de la grille de leurs côtes – leur servilité, mais je les veux muettes. Dans mon alcôve sainte du buis bénit des chauves-souris, quand en mes bras elles parlent – plainte du thorax des poupées aux doigts des colporteurs – quand elles parlent, je les jette au pied de mon lit, à l’auréole de veilleuse de la tête de mort en sa caverne bâillante, qui m’écoute de ses deux creuses ailes d’épervier blanches et noires. – Hors du sexe seul est l’amour ; je voudrais… quelqu’un qui ne fût ni homme ni femme ni tout à fait monstre, esclave dévoué et qui pût parler sans rompre l’harmonie de mes pensées sublimes ; à qui un baiser fût Stupre démonial. – Quelque homme t’a-t-il dit qu’il t’aimait, Ablou ?

ABLOU : S’il avait été assez hardi – j’aurais fouetté sa joue de mes cinq doigts de pieuvre, ou tout au moins je l’aurais tué.

HALDERN : Je t’aime et te veux à mes pieds, Ablou.

ABLOU : Plaisanterie !

HALDERN : Du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, tous ont rampé autour de moi en étoile de sphinx accroupis. Tu es au-dessus des autres, tu deviendras plus vil qu’eux tous. – Et maintenant, tout est entendu, marchons plus loin.

Scène II

Une chambre chez Haldern. Deux chevêches dans une cage.

HALDERN : Mangez, mangez, le hanneton que je vous partage est bien vivant, et il tordait sur la pierre tombale les pattes et la queue d’une crevette luisante. – Ils se le sont partagé en un baiser bizarre : au bec du mâle les blanches dents triangulaires de la scie abdominale stridulent, et sa femelle marmonne les élytres de pin décortiquées, suspendues sur les moutons blancs des cœurs de ses plumes comme des nacelles de tortue frissonnantes et translucides. Zibou, Zibou, embrasse-moi de tes pures lèvres de corne, serre mes doigts de la faux quadruple de ton gantelet. – Zibou, tu as chanté ! Je tordrai sur ton cou de gauche à droite ton crâne isocèle… – Mais non, ce que tu me prédis m’évitera le remords. Zibou : je me souviendrai que tu as chanté ; car ta flûte s’est tue du jour où l’on souda le cercueil de conserves du mort dont la pierre a fait germer le hanneton qui agite le délire déraciné de ses pattes au pal de ton bec comme les membres d’Agamemnon.

Scène III

Dans une gare, sous un plafond vitré. Au fond un soupirail.

HALDERN, ABLOU

ABLOU, au soupirail : La Machine, vie devinée qui se dévide en l’ombre dense.

HALDERN : Le fond de la terre et la pesanteur ont dans leurs mains qui réchauffent ses orteils de mandragore. File ton rouet, féline Drosera. Tourne le charbon lumineux de ta courroie, fleuve Océan qui encorbelle les Ixions païens aux X de bras philosophaux. Tu es embryon par le continu de tes gestes circulaires, mais tu es ton centre et ta circonférence, et tu te penses toi-même, Dieu métallique, essence et idole. Dieu avare, tu retiens de ton trident les deux astres noirs près de jaillir à la gauche et à la droite de tes horizons. Tu Demeures, Dieu un, qui ne veux point de fils qui t’amoindrirait par héritage, et qui créas la Terre, ronde sous ta griffe de cachet, comme la pustule le crapaud. Tu te suffis à toi-même, Onan du métal de ton sexe, et qui baptisas Malthus d’un jet de ta bave bouillante. Gavée des intestins terrestres, tu dépenses ta force dans la rage de tes verticaux cercles d’écureuil, et bourdonnes si douce sur la terre qui te tient en sa glu, que tu sembles le vol de limace ailée de cristal d’une fusiforme macroglosse. – Nous, Pure Pensée, alourdis encore par notre corps trop de chair…

ABLOU : La lumière sur le glauque dais horizontal.

HALDERN : Marellé de plomb en damier, pan de vitrail abattu, les pas par-dessous s’y lisent de l’étage qui nous surplombe. Ils montent et descendent une échelle, les invisibles dont traînent les ombres. Une, deux ; une, deux ; les jambes s’allongent et s’accourcissent comme l’une après l’autre les cornes d’un limaçon alternativement aiguillonnées.

ABLOU : Ici l’aiguillon recule les yeux de gloire.

HALDERN : Ils montent et descendent les escaliers linéaires. Anoblepas des robes de femmes, sur nous passent déhanchés des mouvements amiboïdes de corbeilles qu’on cahote.

ABLOU : Si c’étaient réelles des robes de femme, ta misogynie… Nous nous séparerons…

HALDERN : Écoute !

ABLOU : Un son vague et circulaire comme des sphères de porphyre dont roulent les rapports numériques.

HALDERN : Écoute ! C’est le Pasteur des Hiboux qui passe, que j’entends, qu’unis déjà par plusieurs sens nous entendrons. La Fatalité du Subterrestre est sur nous.

ABLOU : Partons, partons !

HALDERN : Écoute ! (mon amour vaut qu’on s’y intéresse, puisque les Apparitions l’accompagnent…)

Ils se promènent de long en large ; au-dessus, en majeure amplitude, oscillent et croisent leur zénith des ombres rondes, noires et dentelées.

Scène IV

LES MÊMES, LE PASTEUR DES HIBOUX

Écrevisse coryphée en l’aquarium supérieur.

LE PASTEUR DES HIBOUX :

Strophe première (Pavot).
La volute
Des incantations
S’exhale en fumée et fuit hors des sept trous de ma flûte.
Or frisé des hiboux ocellés, nations
Des solitaires roux méditant sur les troncs
Des ormes difformes et le cuivre lunaire des pierres,
À mon souffle fermez les cymbales de vos paupières
Et les bagues aux doigts de la nuit de l’or de vos yeux de tromblons.

Antistrophe première (Passiflore).
Double
À l’horizon la vision trouble
Des rideaux mous s’ouvrant des ailes des hiboux.
Cymbales
Aux trous et aux clous des doigts de gloire,
Les tromblons de leurs yeux sur nous
Dans l’or ocellé de leur tête de ciboire.

Épode première (Drosera).
Il ocellera, le hibou,
Son biniou
Des éventails de pleurs mordorés de son cou.

Strophe II (Fougère).
La suédoise ouate à ses doigts bouche et lute
Les polyèdres des orbites de ma flûte.

Antistrophe II (Agaric).
La volute
Du cou du hibou
Blute
L’essaim
Du van des étincelles
Des yeux nyctalopes de ses ailes
Lourd et si bruissant de malchus d’assassins.

Épode II (Mandragore).
Il ocellera, le hibou,
Son biniou
Des éventails de pleurs mordorés de son cou.
Il ocellera, le hibou,
Son biniou
Aux volutes
Des polyèdres des orbites de ma flûte.

Scène V

L’avenue en sens inverse.

HALDERN, ABLOU, LE CHOEUR

HALDERN : Ablou, embrasse-moi.

ABLOU : L’obélisque et la colonne de la fontaine.

HALDERN : L’araignée des préjugés n’a point encore de ses mandibules bénévoles coupé autour de toi sa toile de silence. Ne pouvoir de l’être aimé recevoir une preuve d’amour sans qu’il se croie humilié ! Veux-tu qu’Après je te tende ma paume ouverte, où de la pointe d’un couteau tu graveras les ocellures d’un reliquaire avec quatre oiseaux d’or ?

LE CHŒUR : Le corps du fakir las, très las, se couche sur la route aux bordures de fer. La cadence des monnayeurs fait envoler le spectre réveillé du papillon noir plat comme le givre des lampadaires qui pavonnent. Le corps du fakir las, très las se couche sur la route aux bordures de fer.

HALDERN : Ablou, embrasse-moi. Fraternellement. Et assez de banalités.

ABLOU : Oui, car il faut faire et non dire. (Embrassé.) – J’ai l’intention d’avoir beaucoup de duels.

HALDERN : Comme moi : chute sadique des mannequins. L’épée en son rut sanglant.

ABLOU : Ton tramway qui passe. N’oublie pas le livre que nous avons lu ensemble.

HALDERN : Comme Francesca. – Adieu.

La trompe à gauche, même note que la chevêche.

ABLOU, seul : Est-ce lui qui là-bas fait des bonds énormes, comme pour rattraper un retard inexpliqué ? La rue dépavée par la pointe de ses orteils. Aux angles des pavés retournés on a broyé des pastels rouges. Là-bas le trapèze du livre ouvert sur le marchepied. Il remonte. Pourtant – des soufflets insecticides aux éponges traînées des pavés ont insufflé la garance saupoudrante.

LE CHOEUR : Le corps du fakir las, très las se couche sur la route aux bordures de fer.

Acte deuxième

Scène première

Un carrefour. Une grille. Un chalet devant où transparaît la tête de LA VIEILLE.

HALDERN, ABLOU, LE PAUVRE, LE CHŒUR

ABLOU : Qu’est-ce là ?

HALDERN : Un crapaud barbu, vêtu, mort raidi qu’on n’étendra point sur les dalles des morgues – savoir les points des dominos ! Mais le corps est sur le nombre, et sur le corps le jeu de patience de la vêture inhabitée. – Cul-de-jatte, beau du triangle de tes jambes croisées et de l’horizontalité de ton bras de fakir, la sonore alchimie du cuivre en ta patène de fer-blanc peut-être électrisera l’aiguille descendante où ton poing tinte les heures de misère.

Il met un sou dans la sébile.

LE PAUVRE : Merci, madame.

Haldern abat d’un coup de canne son bras ankylosé.

LE CHŒUR : Les os brisés, le fléau de la main qui pend sous la cravache de l’androgyne. Ha ! ha ! Les taupins monnayés qui ruissellent et tressautent. Un baril de pois sur la pintade du trottoir. Car tel sera par delà les temps déserts le cuivre sphérique de nos yeux d’espoir arrachés.

LA VIEILLE gardienne d’un water-closet chante d’une voix grinçante de cigale prisonnière :

La belle dit à l’amant :
Entrez, entrez, bergerette ;
Noire la langue muette,
Baiser de bouche qui ment ;
Et des morts dans la brouette.

LE CHŒUR : Passons, passons, la pluie viendra, pour un prétexte aux étoiles à se mirer sur la terre.

Scène II

Un ciel noir.

ABLOU, HALDERN

ABLOU : Vois, Haldern, l’étoile file, file comme un hibou le feu aux plumes. De celui qui voit une étoile qui file, tout souhait est réalisé. D’agressif deviens victime, intervertissons les rôles. Haldern, je t’aime.

HALDERN : Le souhait se réalise quand avant que s’éteigne la fusée céleste dans le noir la main a dessiné un signe de croix. Ta longue main de caresses est restée dans la mienne. Comparons nos mains. La mienne est plus petite. Aussi large. J’ai une main d’étrangleur.

ABLOU : Tu n’as point non plus fait le signe de croix.

HALDERN : Qu’a besoin des intromissions divines celui qui peut tout par sa seule force ? Viens, je veux que tous les jours tu fasses avec moi de l’escrime et tires au pistolet sur le vol horaire des chauves-souris. Je veux, après t’être avili devant moi, que tu puisses m’en demander raison.

Scène III

La chambre d’Ablou.

ABLOU, HALDERN, SA MÈRE, LE CHŒUR

LE CHŒUR :

L’éclair allume sa lampe et l’éteint pour rire
Et l’enveloppe de son manteau de souris ;
Car devant Balthazar l’éclair fier vient d’écrire
En lettres de bave aux murailles du ciel gris !

LA MÈRE : Restez, Haldern. La pluie tombe, et derrière sa grille les éclairs gravent leurs Mané-Thecel-Pharès dans les nues. Restez dans la chambre d’Ablou.

ABLOU : Mais ce n’est pas une femme. (La mère hausse les épaules et sort.) Le jour où nous coucherons ensemble…

HALDERN : Nous irons chacun de notre côté, nous irons chacun de notre côté.

Scène IV

La chambre de Haldern. – Mur de gauche : sur un poêle blanc, dans une niche, une tête de mort sculptée monumentale ; un lit, un reliquaire au-dessus, une Madone dans l’angle. – Au fond : la croix de la fenêtre fermée d’un rideau et d’une table. – Mur de droite : la porte, pan de mur nu avec gant d’escrime exhumant trois doigts de l’ombre, une épée, un pistolet ; la glace en regard de la niche ; on y voit la tête de face. Lampe dans la niche, lampe sur la table, très basses.

HALDERN, ABLOU, LE CHOEUR

ABLOU : Nous sommes assez forts tous deux pour pouvoir tenter l’ascèse. Ta beauté même devant mes yeux, mes yeux, mes mains et tous mes sens resteront comme des squelettes sous une dalle. – Haussons les lampes en éclats aveuglants. – Voici les cheveux dont j’ai moi-même sur ton cou coupé des boucles folles, voici les bras qui pourraient m’étouffer, que j’ai marbrés de mes griffes jalouses ; voici la claire poitrine et les hanches d’androgyne, voici les pieds de fille et les rotules en as de trèfle qui devant moi n’ont jamais plié. Voici le sexe parfait en sa norme comme une panthère endormie. – Jusqu’ici plus que moi tu défies l’ascèse.

LE CHŒUR :

La rôde, la rôde
Qui n’a ni pieds ni piaudes,
Qui n’a qu’une dent
Et qui mange tous les petits enfants.

HALDERN : Assez ! De ses bras de balance la croix d’or du reliquaire pèse le crime avec nos résistances. Les cadres sont des orbites qui luisent. Et là-bas dans l’ombre, une image de Sainte nous regarde, nous regarde malgré elle, clouée au mur comme une effraie par les ailes.

ABLOU : Ne pouvais-tu le dire plus tôt ? Que va-t-il nous arriver maintenant ?

HALDERN : Hausse la lampe.

ABLOU : Non, elle est calme et douce et ne nous voit plus. – Ô ce bruit dans la rue !

HALDERN : C’est un chariot chargé de ferraille.

ABLOU : Le bruit dure bien longtemps, bien longtemps. Que va-t-il nous arriver maintenant ?

HALDERN : Ouvrons une Bible, je me suis souvent bien trouvé de ce mode de divination. Ouvre et pose ton doigt sur le verset.

ABLOU : « LES PORTES DE LA MAISON SERONT CONSUMÉES PAR LE FEU… » (2)

(2) Néhémie, II, 13.

HALDERN : Va-t-en !

ABLOU : Adieu. – Je te souhaite de ne pas avoir trop d’apparitions cette nuit.

HALDERN : Ne descends pas encore la vis interminable des escaliers. Je te donnerai une lampe pour descendre. Les apparitions traversent les serrures fermées à clef, mais le fer les partage en tronçons douloureux et les fumigations des poudres absorbent la vapeur diaphane des esprits. Tire mon épée. J’allume la mèche d’un pistolet.

Une étincelle tombe sur un mouchoir qui brûle sur la table comme une lampe de mort. Silence.

ABLOU : Vite, je la remets au fourreau, je te hais trop.

HALDERN : Je te méprise et j’écrase la mèche comme toi sous mon pied. Va-t-en !

ABLOU : Adieu. Et par la vis interminable des escaliers parle-moi de palier en palier pour dissiper l’essaim des âmes mortes.

HALDERN : Adieu. – Nous dirons ce soir une prière.

ABLOU : N’aie pas trop d’apparitions cette nuit !

Scène V

L’avenue.

HALDERN, ABLOU

HALDERN :… Tu es un bon serviteur.

ABLOU : Assez !…

Ils s’en vont chacun de leur côté.

Scène VI

La chambre de Haldern, les lampes éteintes.

LE CHOEUR, HALDERN

HALDERN : Chauve-souris, doublure de sexe tentaculaire retourné, fourré de chevreuil, desséchant dans un grimoire sa main de gloire ; voile d’artimon aux quotidiennes tempêtes crépusculaires ; ourson ou oursin ; buis bénit, laurier aux murailles ;

Arrête tes zigzags d’éclair dont l’une aile soudain se casse.

Engoulevent, à la gorge luisante de crapaud en peau de Suède, aux griffes de palmier, oiseau des serrures et des toits – le martinet est une enclume de couvreur, inconfusible au vol sibilant de ta clef de ventouse ; –

Écoute-moi.

Crapaud, aux paumes bénissantes d’astéries pentagrammatiques,

Protège-moi.

Hibou ocellé, tour debout avec deux hommes d’armes en aigrette jumelle aux créneaux et pour meurtrières un double nimbe cloué par son centre aux murailles ; nyctalope aux caves cymbales, mamelles d’or à la pointe noire et cariée symétriques horizontalement au-dessus du tétraèdre de ton sternum ; aux paupières de soie gris perle qui clignent comme le flux et le reflux de la mer ;

Conseille-moi.

Mygale, au triangle de ta toile isocèle étagère, prunelles de verre ou gouttes de rosée et pattes noires de luisant métal, épingles dont je voudrais de mes doigts d’ivoire détordre l’octuple grappin pour en transpercer ma chevelure de bismuth ;

Ferme la mort de mes cils au monde extérieur, pour que je réfléchisse dans la nuit de dessous mon crâne, silence seul troublé par le pouls qui tousse des artères de mes yeux sphériques.

Le Chœur passe en ombres dans la lumineuse projections obliquement pendulaire d’un des yeux d’écorché de la tête de mort qui s’ouvre. Phosphorescence des blanches rayures des ailes. Chaque aile, dans la glace, est la fougère d’un thorax aux nervures de côtes crispées.

LE CHŒUR :

Strophe :
La lune ombre de sang l’acier de son croissant.
Le stupre aux ongles tous deux nous marchons chassant
Devant nous les lampadaires en vol de grues
Par l’horizon tendu de noir des mortes rues.

Images de Saintes, vos paupières férues
Dans la chambre, de l’Acte à taire, applaudissant
Ironiques en clins éternels, noircissant
L’oeil par l’étendue des rues parcourues…

Ôtez de devant notre ombre vos yeux de mur,
Comme d’un qu’on va piétiner rampant mobile
Le cheval des tramways révulse un nez obscur…

Les lampadaires luisent en angle passant ;
La lune ombre de sang l’acier de son croissant…
Stupre aux ongles, tous deux nous marchons par la ville.

Le Livre de l’Acte passé
Sur les rails de fer roule et râle.
Dormez indéfiniment, ô mains trépassées ;
Vous ne refermerez plus vos dents sépulcrales.

Antistrophe :
Là-bas fuit le regard des vieux crabes tourteaux,
Sur les ponts, sur le glas des cloches des bateaux.
Sur les toits perchent des oiseaux monumentaux.
Dos en angle des cercueils, mettez vos manteaux.

Mettez vos manteaux bleus et gris, toits centenaires.
Rhinolophes, au nez ferré d’argent, lunaires,
Voletez en signes de croix, noires monères,
Vol erratique des planètes septénaires.

Le livre m’a serré de ses pinces de fer
Mieux que les mortes mains n’avaient mordu ma chair.
Ô les lourds patins sur la glace vert enfer !

Il avait dit : Toujours ! — Jamais plus ! lui réponds-je.
— Et j’écrase la cervelle comme une éponge
Et la mémoire, dit le corbeau, bec de songe.

Sur les toits perchent des corbeaux monumentaux ;
Les toits sont des cercueils qu’ont cloués des marteaux
Au ciel lunaire.

Vent
Ne va pas soulevant
Le toit violet, sur le mur blanc au couvent :
Amour défunt, béni par le héron missionnaire !

Épode :
Le Temps sous les pandanus sonne son cor.
Le petit vieillard rit et grimace encor,
Tombant sous l’hallali torve des cuivrares.
Les caméléons dans leurs glauques simarres
Sont des vrilles de vigne au-dessus des mares
Et du tombeau vert des amours trépassés.
Sabbatiques rosses,
Évêques renversés chevauchant leurs crosses,
Les caméléons volent aux cieux lassés.

Or flambe et luit et chevronne au ciel d’opale
Entre ses longs doigts d’épervier de mains pâles
Aux cieux lassés
Le Livre au vol de corbeaux de ses signes trépassés.

Le jet de lumière sur le lit dessine un disque allongé de pâleur astrale, goutte d’eau au microscope solaire, où rampent les ombres amiboïdes. Haldern réveillé de sa méditation croise le regard de cyclope de la tête calcaire.

HALDERN : Je le tuerai : car je le méprise comme impur et vénal : – car la beauté ne doit, à peine de déchéance, même pour esclave élire qu’une beauté pareille ; – car fier encore il faussera l’aventure ; – car il faut, en bonne théologie, détruire la bête avec laquelle on a forniqué ; – car… – Mais depuis cinq jours déjà il ne répond point à ma provocation. Serait-il lâche ? Plût au ciel qu’il le fût, et ne pérît point comme cet autre page que mon ami le Montévidéen lança contre un arbre, ne gardant dans sa main que la chevelure sanglante et rouge, abusant de la suprématie de sa force physique. Mais non, il ne l’est point et m’aime encore, et j’entends son pas par cet escalier qu’il descendit pour la dernière fois le… Quel jour ? Malédiction, c’était le jour des Morts ! – Qu’il monte !

***

Tiens, je te le jette au pied de mon lit, tête de mort qui bées avec tes ailes d’épervier ; croise et serre tes ailes de fer comme Apega, épouse de Nabis, ou la Vierge métallique de Nürnberg. Enfonce dans sa chair tes plumes rigides. Crève ses yeux de tes cils collés, et marque sur sa joue le coeur renversé de ton os nasal ! Courage, meunier, berce-moi au bruit régulier de tes dents. Les ongles de sa main crispée glissent et grincent sur ton front poli, mais ne paralysent point ta mâchoire ouverte. Les doigts tombent comme des chenilles d’un arbre brulé. Il ne parlera plus – et c’est tout ce que je regrette en lui. Mais quelle parole comparer au rythme monumental de tes mandibules meulières ?

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Épilogue

Dans la forêt triangulaire, après le crépuscule.

LE CHŒUR

Sa voix, d’abord morte presque encore et qui murmure, de plus en plus tonne éclatante.

Les hauts chapeaux des noirs Yankees
Confèrent au ciel oublié
Les trois piliers du Sablier.

La sieste des longs fémurs croise
Ses blanches X philosophales,
La pointe de nos barbes s’effiloque en la rafale.

Que la boule de nos cagoules,
Rose reflet au sang qui coule
Cherche le mort, momie en l’or du crépuscule ;

Et les sabliers retournés
Sable en haut donnent au damné
La nuit entière avant les Juifs Errants par la nuit nulle.

Rempli le sablier d’albâtre,
Le cœur qui pleure ne peut battre.

Comme lui sous les ifs nos pieds d’ibis sur les marais.

Pleuvra la future lumière
Aux plombs de vitraux des forêts
Sur notre tâche de nécrophores coutumière.

Sur la plainte des mandragores
Et la pitié des passiflores
Le lombric blanc des enterrements sort de ses tanières.

Le Chœur, QU’ON N’A JAMAIS VU, blanchit le fond de son aube soufrée à ogives. Paraissant :

Le lombric blanc des enterrements sort de ses tanières !

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Alfred Jarry, 1894.