En 1904, Raymond Roussel fait paraître chez Alphonse Lemerre le poème La Vue.
Pour la folie calme de ses alexandrins, pour son acharnement descriptif, nous l’aimons beaucoup. Et parce qu’elle n’est pas si facilement trouvable, la voici dans son intégralité.
La Vue
Quelquefois un reflet momentané s’allume
Dans la vue enchâssée au fond du porte-plume
Contre lequel mon œil bien ouvert est collé
À très peu de distance, à peine reculé ;
La vue est mise dans une boule de verre
Petite et cependant visible qui s’enserre
Dans le haut, presque au bout du porte-plume blanc
Où l’encre rouge a fait des taches, comme en sang.
La vue est une très fine photographie
Imperceptible, sans doute, si l’on se fie
À la grosseur de son verre dont le morceau
Est dépoli sur un des côtés, au verso ;
Mais tout enfle quand l’œil plus curieux s’approche
Suffisamment pour qu’un cil par moments s’accroche.
Je tiens le porte-plume assez horizontal
Avec trois doigts par son armature en métal
Qui me donne au contact une impression fraîche ;
Mon œil gauche fermé complètement m’empêche
De me préoccuper ailleurs, d’être distrait
Par un autre spectacle ou par un autre attrait
Survenant au dehors et vus par la fenêtre
Entr’ouverte devant moi.
***
Mon regard pénètre
Dans la boule de verre, et le fond transparent
Se précise ; ma main, en remuant, le rend,
Malgré ma volonté, fugitif et peu stable ;
Il représente toute une plage de sable
Au moment animé, brillant ; le temps est beau ;
Des clartés rares et minces courent sur l’eau
S’arrondissant suivant le hasard de la houle ;
Des promeneurs et des enfants forment la foule
Presque totalement oisive ; il fait du vent
Si l’on en croit certains fronts penchés en avant ;
On voit même un chapeau de paille qui s’envole,
Car son propriétaire, un peu trop bénévole,
N’a pas compté sur la brise et sur sa fraîcheur.
Au loin, perdu parmi les vagues, un pêcheur
Est tout seul dans sa barque ; à son mât une voile
Flotte, abîmée et sans éclat, en grosse toile ;
Certains endroits ayant souffert sont rapiécés,
Et des morceaux de tous genres sont espacés ;
Un d’eux mieux défini fait un mince triangle,
La pointe se tournant vers le bas ; il s’étrangle
Et se serre sur un court espace au milieu ;
Le bateau toujours en mouvement penche un peu,
L’arrière se trouvant soulevé par la crête
D’une vague déjà fugace, déjà prête
À suivre sans obstacle et sans bruit son chemin.
Le pêcheur, immobile et calme, a dans la main
L’extrémité rigide, obliquante et tendue
D’une ligne de fond cachée et descendue
Dans l’eau, profondément peut-être. L’homme est vieux,
Il a de gros sourcils épais couvrant des yeux
Encore illuminés, vifs ; sa barbe est inculte ;
Son apparence rude et rustique résulte
De son teint foncé, brun, hâlé par le soleil
Et par l’air ; son sourcil gauche n’est pas pareil
Au droit ; il est plus noir, plus important, plus dense
Et plus embroussaillé dans sa grande abondance.
Le pêcheur a les traits marqués ; son nez est fort ;
Son chapeau mou n’a plus grande forme, son bord
Est rabattu pour lui protéger le visage ;
Ce pêcheur a la mine imposante d’un sage ;
C’est un vieux matelot solide, un loup de mer
Aux membres vigoureux, à la santé de fer,
Qui vivra cent ans et plus, tant il est robuste.
Son habit, aux poignets étriqués, est trop juste ;
Il le gêne sous les bras, il est presque étroit ;
En l’air l’unique mât du bateau n’est pas droit,
Il s’incline beaucoup vers la gauche et se penche,
Entraînant avec lui la grosse voile blanche
Qui s’abandonne molle et flasque ; la raison
De cette obliquité franche est l’inclinaison
Que la vague puissante et maîtresse qui passe
Donne inconsciemment au bateau, quoique basse ;
À l’arrière, émergeant à peine, un gouvernail
Reste dans un complet abandon, sans travail.
***
Plus loin et plus à droite un yacht lance un panache
De fumée assez long et noirâtre qui cache
Une autre barque dont l’aspect dans le lointain
Est par ce fait rendu plus flou, plus incertain ;
La barque y disparaît grâce à sa petitesse ;
Le yacht lancé paraît donner de la vitesse ;
Son avant tourné vers la gauche fend les flots,
Et l’écume jaillit jusqu’aux premiers hublots
Qui ressortent, chacun comme une boule ronde ;
La coque est gracieuse, élégante. Du monde
S’est groupé selon les amitiés sur le pont ;
Mais on cause surtout à l’avant qui répond
Mieux que ne fait l’arrière aux besoins d’ample vue
Et d’air vivifiant et sain. Une main nue
Est dressée à l’avant, sortant d’un groupe assis ;
Elle veut ajouter, par un geste précis,
À l’affirmation d’une parole sûre
Mettant en avant soit blâme, soit flétrissure
Au sujet d’un absent honni, vilipendé ;
Celui qui fait le geste est sec, dégingandé,
Long et chétif ; un des côtés de sa moustache
Qui se tient raide et bien relevé, se détache
Sur l’horizon de mer et par hasard se met,
Avec exactitude, en plein sur le sommet
Régulier, étendu, d’une petite vague.
Le causeur à son doigt courbé porte une bague
Qui lance dans sa pose actuelle un éclair ;
Il est vêtu, non sans soins, d’un vêtement clair ;
Quand il se lève, il doit être de haute taille ;
Il a des bords étroits à son chapeau de paille
Qui, par crainte d’un vent trop fort, est enfoncé ;
Le ruban large qui le garnit est foncé
Avec, dans le fini de son nœud, quelque chose
D’anormal. Le restant du groupe se compose
De trois personnes dont un corpulent fumeur,
D’heureux tempérament et de joyeuse humeur,
Qui tient entre ses dents un énorme cigare ;
Il n’est pas fort à la question et se carre
Le mieux possible dans un excellent fauteuil ;
Il jette en l’air un calme et languissant coup d’œil
Pour suivre la fumée impalpable et légère
Qui s’éloigne de son visage et lui suggère
Mille rêves des plus doux et délicieux
En montant avec des spirales vers les cieux.
Sa cravate aux replis combinés est bouffante
D’arrangement classique et de forme savante ;
Son gilet blanc semé de gros et sombres pois
Le gêne par beaucoup de raideur et d’empois.
À sa droite une femme est en robe voyante ;
L’étoffe est à la fois soyeuse et chatoyante ;
Sa jupe a dans le bas trois ou quatre volants
Peu froncés, ne sortant guère, plutôt collants ;
Elle est assise avec grâce et tient son ombrelle
Debout, en s’appuyant de ses deux mains sur elle ;
Elle garde ses bras allongés et tendus
Et même quelque peu nonchalants et tordus,
Car elle ne s’amuse en rien et se détire,
Ne trouvant pas un seul mot curieux à dire
Sur un sujet qui lui demeure indifférent ;
Elle laisse flotter son esprit, préférant
Ne pas donner d’avis et s’en tenir au rôle
D’écouteuse, acceptant d’avance sans contrôle
Ce que peut raconter de mauvais ou de bon
Le grand mince, qui, lui, possède fort le don
Des discours. On voit un oiseau d’étrange espèce
Au chapeau de la femme ; une voilette épaisse
S’applique et reste sur sa figure, assez près
Pour qu’on devine la finesse de ses traits.
Installée à côté d’elle, une femme âgée
Ne se prononce pas, car elle est partagée
Entre le doute pur et l’acquiescement ;
Elle entend réserver son secret sentiment
En attendant que la preuve éclate et se fasse ;
Une indécision persiste sur sa face ;
Pour ne pas se risquer elle lance un regard
Inutile, sans but, dans le vague, à l’écart,
Et sa bouche s’avance en faisant une moue
Qui, surtout du côté droit, lui plisse la joue ;
Elle veut une plus grande réunion
D’arguments pour se bien faire une opinion ;
Il faut que l’évidence apparaisse et lui crève
Les yeux ; dans sa prudence excessive elle lève
Les deux bras au-dessus même de ses genoux ;
Sa main gauche, tranchant au loin sur les remous,
Se profile sur un canot qu’elle dérobe
Aux trois quarts, ne laissant voir que l’avant ; la robe
De la dame est dans un drap foncé tout uni
Et d’un modèle très simple, mal défini ;
C’est une forme sans apparat, qui se porte
En toute occasion ; la dame est assez forte ;
Elle s’habille sans contrainte, avec ampleur,
Gardant tout mouvement libre ; elle n’a pas peur
Du soleil ; son ombrelle est bien pliée et mince,
Un élastique, vers le milieu, prend et pince
L’ensemble régulier et parfait de ses plis
Qui sont étincelants, lumineux et pâlis
Par une clarté crue et blafarde qui tombe ;
Bien que l’étoffe dans l’ensemble, de loin, bombe,
Entre chaque baleine un espace est à plat ;
L’épaisseur n’est pas tout entière sous l’éclat ;
La moitié basse, dans l’ombre, n’est pas touchée ;
L’ombrelle ne se tient à rien, elle est couchée
Sur les genoux de la dame et ne tombe pas.
À la gauche du groupe, ensemble, à quelques pas,
Deux hommes causent ; l’un, fort, de haute stature,
Prend la parole ; son sujet est de nature
Sérieuse ; il se met d’emblée à la hauteur
De celui qu’il a pris comme interlocuteur
Et qui paraît de suite être le capitaine ;
Ce dernier, confiant dans la marche certaine
De son bateau dont il connaît le maniement,
N’écoute que pour la forme, mais poliment
Son voisin qui, sans doute, est le propriétaire
Du yacht ; le capitaine affecte de se taire
Mais il prépare tout bas des collections
D’arguments décisifs, puissants, d’objections
Qu’il tient, sans en avoir l’apparence, en réserve
Pour quand l’autre aura mis dehors toute sa verve ;
Il se dit, dépensant du bon sens à part lui,
Qu’on aura sûrement un sérieux ennui
En exécutant la chose déraisonnable
Qu’on lui propose et qui serait impardonnable ;
Mais le grand n’en démord pas ; avec deux doigts joints
Il indique en avant, nettement, un des points
De la côte où se joue un peu d’écume blanche ;
Il tient négligemment sa main gauche à la hanche
En s’appuyant avec mollesse sur un jonc
À pomme de métal, mince, uniforme et long,
Qui se recourbe sous son poids, étant flexible ;
L’homme s’est mis sur un terrain inaccessible
Aux profanes, surtout à ses quatre invités ;
Aussi les laisse-t-il parler frivolités,
S’adonnant, pour sa part, aux choses sérieuses,
Aux actions les plus sages, impérieuses ;
Dans son enthousiasme, il se croit du métier
Et s’enflamme pour ses paroles ; tout entier
À son sujet, il tend ses facultés et fronce
Ses sourcils ; par ce seul mouvement il enfonce
Son regard qu’il rend plus pénétrant, plus perçant
Et qu’il dirige vers le lointain, l’exerçant
Avec ardeur, avec une puissance énorme.
Le capitaine, bien pris dans son uniforme,
Quoique d’un avis tout autre, reste muet ;
Il est chétif et sans résistance, fluet ;
À son menton, pointant tout droit, une barbiche
Est brune ; mais déjà par-ci par-là se niche
Dans son épaisseur sombre un poil plus ou moins gris ;
Ses traits sont souffreteux, maladifs, amaigris ;
C’est un échantillon d’homme en convalescence
Chez lequel se prépare une recrudescence
De force et de santé, d’homme dont l’appétit
Commence à revenir, mais petit à petit ;
On devine que son apparence normale
Doit être beaucoup plus vigoureuse et plus mâle ;
Les conseils qu’il reçoit ne seront pas suivis,
Car ils sont déjà tous rejetés, desservis
Par l’intime et secret travail de sa pensée ;
Il compte proposer une offre plus sensée
Avec l’autorité du professionnel
Qui se permet un ton décisif et formel
Grâce à son habitude, à sa longue carrière,
Aux profits qu’il en a retirés.
À l’arrière,
Le timonier est bien fixé sur son chemin ;
Impassible, il regarde en avant, une main
Occupée à ne pas abandonner la roue,
L’autre prête à venir en aide ; sur sa joue
Descend un favori peu fourni, court, étroit,
Qui semble drôle, sans raison d’être, tout droit ;
Les regards fixes, comme inspirés, il contemple
L’horizon ; son jersey, de teinte sombre, est ample ;
Le temps et le fréquent usage l’ont rendu,
Sur presque toute sa largeur, mou, détendu ;
Son tissu mince, lâche et souple prend le torse
Sans intensité, sans précision, sans force,
Il fait des plis nombreux près du coude, du bras
Et de l’épaule ; l’homme au reste n’est pas gras ;
Il est suffisamment de profil pour permettre
De lire tout entière une dernière lettre
Celle d’un nom, le nom du navire, tracé
Sur sa poitrine ; mais le ton en est passé,
La couleur de la lettre est vaporeuse et tranche
D’une façon à peine établie et peu franche
Sur le fond ; le contour n’est pas bien accusé,
L’ensemble est confondu, presque indistinct, usé.
Outre le timonier silencieux, trois hommes
Habillés comme lui suffisent pour les sommes
De travail que demande, à lui seul, l’entretien
Du yacht coquettement tenu, qui reluit bien,
Brillant de propreté. Tous trois causent ensemble
À l’arrière, debout, émoustillés ; il semble
Que leur sujet est gai, régalant ; le plus gros,
Un hercule qu’on voit exactement de dos,
Est dans la joie ; on croit voir ses larges épaules
Se secouer, grâce à des mots lestes et drôles ;
Il s’en donne et se fait quelque peu de bon sang,
Laissant libre son gros rire sonore et franc ;
Ses mains s’enfoncent presque entières dans ses poches,
Et ses coudes tous deux semblables, quoique proches
De son corps, laissent par l’écart assez de jour
Pour qu’on distingue dans le lumineux contour
Les vagues au lointain, ne cessant de décrire
Leurs courbes. Un second homme est en train de rire
À la droite du gros ; on aperçoit ses dents
Car il ne garde rien de sa joie au dedans ;
Sa jambe s’est levée afin que sa main puisse
Allonger un soufflet bien à plat sur sa cuisse,
Et son pied gauche est, par ce fait, un peu distant
Du pont ; l’homme n’est pas gêné ; pour un instant
Perché tranquillement sur un seul pied, il garde
L’équilibre ; il ne fait qu’écouter et regarde
Celui qui le fait tant pouffer et qui se tient
À la gauche du gros hercule auquel il vient
Au menton ; celui-là parle ; on voit à sa bouche
Qu’il raconte tout un événement ; il touche
Le bras du gros avec l’extrémité du doigt
Afin de réclamer l’attention qu’on doit
Aux mille petits faits dont s’émaille l’histoire
Qu’il a choisie avec art dans son répertoire ;
Il a de la gaîté, du bagou, de l’entrain,
De la frivolité native avec un brin
D’étrangeté dans ses gestes, dans son allure ;
Il est si brun de teint, d’œil et de chevelure,
Qu’on doute, du premier regard, qu’il soit Français ;
Comme le timonier, tous trois ont des jerseys
Avec des lettres à la place accoutumée.
***
La machine du yacht lance de la fumée
Qui conserve d’abord beaucoup de densité,
Mais perd presque aussitôt de son intensité ;
Sous les impulsions de l’air elle exagère
Sa transparence claire et devient plus légère ;
Elle subit la forte influence du vent
Occupant un certain espace en arrivant
À la barque petite et frêle qu’elle cache
Et qui, sur les remous constants, ne se détache
Que derrière un rideau gris de vague brouillard.
Dans la barque, à l’avant, est assis un vieillard
Au regard avisé ; derrière ses lunettes,
Ses rides fines et profondes sont très nettes,
Très distinctes malgré le voile de douceur
Du brouillard enfumé ; c’est quelque professeur
En villégiature estivale, en vacance,
Ne cherchant nullement le bon ton, l’élégance,
Se reposant de ses innombrables travaux
Avant d’en commencer encore de nouveaux ;
Sa figure revêche, austère, est encadrée
Par une grande barbe impeccable et carrée ;
Sa cravate est collée et plate ; comme effet,
Elle présente les signes d’un nœud tout fait.
Devant lui, mais plutôt à sa droite, une dame
Plus jeune d’au moins dix ans, sans doute sa femme,
Reste incommodément debout dans le bateau ;
Elle est entièrement couverte d’un manteau
Qui lui descend aux pieds ; c’est un cache-poussière
Grisâtre, fin, léger ; la dame a la paupière
Abaissée ; elle tient piteusement sa main
Hésitante, immobile, en faisant l’examen
De la banquette qui s’offre comme suspecte,
Soit qu’un peu d’eau de mer l’éclabousse et l’humecte,
Une ou deux vagues plus fortes ayant sauté
Et causé ce gâchis, soit que la propreté
Que le bois plus ou moins confortable présente
Ne lui paraisse pas sûre ni suffisante.
Deux jeunes filles très droites, se tenant bien,
Dont on voit les dos plats, longs, sans connaître rien
De leurs figures, ont les deux robes pareilles,
Et chacune a les deux mêmes boucles d’oreilles ;
Mais le brouillard devant leurs corps est plus épais,
Grâce au meilleur état, à la plus grande paix
De cette portion courte de l’atmosphère
Qui tarde plus à le dissoudre, à le défaire ;
La fumée a déjà beaucoup moins de grosseur
Devant la silhouette ample du professeur ;
Mais, à leur place, les deux grandes demoiselles
Ont malheureusement, comme appliqué sur elles,
L’endroit précis le plus obscurci, le plus noir,
Qui, presque absolument, empêche de les voir ;
Derrière ce rideau, leur silhouette double
Est nuageuse, sans fini, confuse et trouble
Avec certains contours escamotés ; il faut
Des recherches pour les trouver, surtout en haut
Puisque c’est le niveau de leurs têtes qui marque
La pire opacité. Le patron de la barque,
Un vieux tout raide, à la mine de bisaïeul,
Manœuvre avec beaucoup d’habitude, à lui seul,
Le gouvernail ainsi que la voile ; il se voûte
Et n’a pas conservé sa souplesse ; il lui coûte
De faire un mouvement prompt, de se redresser ;
La mer résiste, il est obligé de presser
Fortement contre lui, mais d’un seul bras, la barre
Qu’aucun espace, même infime, ne sépare
De son corps, car son coude et sa main serrent dur ;
Le brouillard, devant lui, se trouve assez obscur ;
À droite, la fumée envahissante, en brume,
En se répartissant sur un plus grand volume,
Monte par une pente irrégulière au ciel.
Vagabonde, sans but constant, essentiel,
Se dirigeant vers les régions du silence ;
En haut, elle s’éloigne avec une tendance
À se subdiviser en de nombreuses parts.
***
Partout, dans tous les sens, des bateaux sont épars
Sur la mer ; on ne peut découvrir un espace
Longtemps vide et désert. À droite, plein de grâce,
Rapide sous le vent qui le force à ployer,
Et qui le fait glisser sans tangage, un voilier
S’éloigne de la côte, et sa marche est oblique.
On ne sait vers quel point il s’avance ; il se pique
De vitesse, grâce à son peu de poids, gonflant
Ses trois voiles de taille inégale, et filant
Le plus possible, usant de toute son allure.
Deux hommes à son bord ont la même rayure
Très large, épaisse, blanche et noire à leur maillot ;
Ils n’échangent pas une idée et pas un mot ;
Ni l’un ni l’autre n’est enclin aux facéties ;
Leur esprit est tendu, tout aux péripéties
De la course, de la brise et du maniement ;
Ils restent absorbés, attentifs seulement
À ne pas s’adonner à des manœuvres sottes ;
Ils sont habillés sans gêne ; ils ont des culottes
En toile, dont le grand éclat et la blancheur
Révèlent vite la nouveauté, la fraîcheur ;
On peut presque y trouver l’assurance, la preuve
Que l’étoffe n’est pas lavée et qu’elle est neuve ;
Le bateau même est plein de finesse, de soin
Et de précision déterminée.
***
Au loin
Une barque, sans grande importance, minime,
Est cachée aux trois quarts par la mouvante cime
D’une vague ; dedans, presque au centre, un rameur
Rêveur, insouciant, n’a pas la moindre peur
Que le flot se gonflant encore l’engloutisse ;
La mer serait partout égale, douce et lisse
Que l’homme n’aurait pas un calme plus complet.
Son expression vraie est béate ; il se plaît
À cette danse que lui font subir les lames ;
Il tient d’une façon inutile ses rames,
L’extrémité pointant en l’air, et sans songer
À les remettre à leur poste, à les replonger ;
Il n’a pas le désir de se changer de place
En avant pas plus qu’en arrière. Il est en face
De deux femmes à la fausse excentricité
Étalant un piteux luxe mal imité ;
Leurs robes claires sont en étoffes douteuses
Voulant singer par leur aspect les plus coûteuses ;
Leur genre est tapageur et de mauvais aloi ;
Leur figure paraît s’outrer, grâce à l’emploi
De pâtes et de fards épais de toutes sortes ;
Elles sont toutes deux corpulentes et fortes ;
L’une veut contrefaire, en étendant le bras,
Un beau geste usité dans les grands opéras,
Et, comme dans la scène émouvante, elle jure
Qu’elle n’avance rien que la vérité pure ;
Son geste est solennel, tragique et véhément,
Son attitude se fait digne et son serment
Doit être une orgueilleuse et solide réponse
Pour un soupçon auquel elle veut qu’on renonce,
Le tout pour rire, sans courroux, sans gravité,
Sans vrais griefs pour le soupçon immérité.
D’autres barques de toute espèce sont semées
Plus ou moins proches du littoral, animées
De mouvements semblant spéciaux et divers ;
Les unes ont leur mât droit, d’autres, de travers
Au caprice des flots.
Dans les airs, des mouettes
Dessinent sur le ciel ou l’eau leurs silhouettes ;
Une, modeste en son essor, vole très bas
Restant presque sur place et ne s’élançant pas ;
Plus haut, une autre avec les ailes immobiles
Plane, semblant tracer des courbes inutiles,
Uniquement pour son plaisir, par simple jeu,
Comme cherchant à faire effet sur le ciel bleu ;
Une, plus délurée, ardente, et plus petite
Bat des ailes de tout son pouvoir, fort et vite
Et monte en droite ligne, ayant l’intention
De continuer très haut son ascension.
***
Sur la plage, un enfant est près du bord ; il lance
Avec rapidité, presque avec violence
Un mauvais bout de bois venant on ne sait d’où ;
Un chien que le plaisir, l’attente, rendent fou,
Devançant son jouet, part et se précipite
Vers la mer ; justement le morceau de bois quitte
À l’instant même la main droite de l’enfant ;
C’est un mince fragment de planche qui se fend
Dans un bout ; refermée étroitement, la fente
Se courbe, en décrivant une légère pente,
Mais sans s’étendre sur une grande longueur ;
Le reste du bois blanc a gardé sa vigueur ;
Sa consistance entière est demeurée intacte ;
L’horizontalité du bois n’est pas exacte,
Quoique si proche du départ, le bout fendu,
Peut-être par son poids plus grand, est descendu ;
Le bâton possède un mouvement giratoire
Qui met en évidence une tache très noire,
Éclaboussure ronde et forte d’un vernis ;
Certains points, sur le bois, se sont vite ternis,
Déjà secs ; mais l’ensemble est miroitant, humide.
Le chien, pour son élan irréfléchi, se guide
Grosso modo sur la bonne direction
Du bâton ; il est plein d’une animation
Exubérante, sans borne, continuelle ;
Il a besoin de se secouer, il ruisselle
Et, sans doute, a déjà repêché plusieurs fois,
Au beau milieu de la vague, le bout de bois.
Ce jeu divertissant, endiablé, l’électrise ;
C’est un caniche de taille moyenne ; il frise,
Quoique ses poils épais soient collés et mouillés,
Adhérant jusqu’à son corps, compacts, appuyés
Et pourtant recourbés ; quelqu’un a dû le tondre
Récemment ; il n’est pas possible de confondre
Les endroits où le poil est enlevé, très ras,
Avec ceux où s’étend sa fourrure. Il est gras ;
Sa moustache mouillée est retombante et plate,
Ses coins laissent tomber des gouttes ; à la patte
Il porte, juste à sa mesure, un bracelet
Contre l’humidité duquel brille un reflet,
Et qui reste à sa place, inébranlable, à cause
D’une touffe de poils sur laquelle il repose ;
La touffe est circulaire et sa belle rondeur
Prouve l’habileté parfaite du tondeur.
Une vague devant le chien s’étale et couvre
Le sable égalisé. La main de l’enfant s’ouvre
En laissant échapper consciemment, exprès,
Le bâton libéré, mais encore trop près
Pour que la main déjà lourde soit retombée ;
Le pouce s’arrondit en ligne recourbée,
Immobile et raidi, car il se lève fort
Ainsi que tous les doigts, pour ne pas faire tort
À l’élan de ce qu’ils lâchent. Sur le costume
De l’enfant, à la taille, un gros paquet d’écume
Adhère, mais pour peu de temps, apporté là
Par un violent coup de vent qui l’y colla ;
La brise joue encore avec lui, le renverse
Et progressivement l’effrite et le disperse,
Emportant les flocons partiels un par un ;
Le plus tenace aura son tour. L’enfant est brun ;
Il a l’air de parler à son chien, il l’exhorte ;
Sa jambe droite, raide, est en avant et porte
Le poids entier de son corps entraîné qui suit
Le bout de bois, pendant qu’il s’évade et s’enfuit,
S’apprêtant à troubler une courte accalmie
Visible au bord de l’eau ; la physionomie
De l’enfant encourage et ranime le chien
Afin qu’il n’ait pas peur et qu’il s’élance bien ;
L’enfant, le surchauffant à l’avance, l’excite
De crainte qu’il reste en arrière, qu’il hésite
Et ne soit pas assez décidé ni dispos
À se plonger ; l’enfant tient derrière son dos
Sa main gauche ; son poing inutile se ferme
Et se crispe ; il est en chaussettes ; l’épiderme
De ses mollets est brun, profondément hâlé,
Mais le ton, au mollet droit, n’est pas égalé
Par le bas de la jambe enfermé d’habitude
Sous la chaussette dont une vicissitude
A fait glisser le haut qui tombe et se rabat
Recouvrant la bottine ; on trouve moins d’éclat
À la chair, à partir de la limite nette
Sur laquelle devrait aboutir la chaussette ;
La peau n’a pas la même irradiation ;
Les deux teints sont voisins sans dégradation
Et la ligne qui les sépare se découpe
Rigide.
***
À gauche, un peu loin de la mer, un groupe
Se compose de quatre enfants. Pour s’amuser
Ils se sont mis, avec passion, à creuser
Dans le sable ; chacun est muni d’une bêche ;
Une fillette a des beaux cheveux ; une mèche,
Que le vent a choisie et sépare, se tient
Horizontale, même un peu haute, et lui vient
D’une façon gênante, auprès de la figure,
Continuant ensuite en avant ; elle endure
Ce chatouillement sans y faire attention.
La mèche est d’une fort belle dimension ;
Elle ondule, elle a des reflets, elle est épaisse.
La fillette, toute à son ouvrage, se baisse ;
Trouvant l’effort de ses deux bras insuffisant,
Elle s’acharne et fait son possible en pesant
Avec son corps sur la bêche pour qu’elle enfonce ;
En peinant avec cette importance, elle fronce
Les sourcils et, montrant ses dents, elle se mord,
Sans en prendre une trop grande épaisseur, le bord
Irresponsable de sa lèvre inférieure.
La mèche de cheveux, avec son bout, effleure,
En s’y fixant un peu, la toque d’un bambin
À l’expression vive, alerte, au masque fin
Auquel on donnerait cinq ou six ans à peine ;
Son costume ne peut rien avoir qui le gêne,
C’est un jersey collant où son corps est moulé,
Ayant un col marin dont un coin est roulé,
Se levant et faisant presque un tour sur lui-même,
Capable même d’en commencer un deuxième.
Le petit porte les cheveux flottants et longs ;
Ce sont des cheveux clairs, légers, sans doute blonds,
Dont les boucles, autour de son cou, peu nombreuses,
Sont fines, s’allongeant séparément, soyeuses ;
L’enfant, pour enfoncer sa bêche, s’aide un peu
De son pied dont il vient d’appuyer le milieu
Contre le manche, en plein sur le tranchant qu’il presse ;
La pointe du soulier, par cet effet, se dresse
Et le talon bascule entraîné vers le bas,
Car le pied, en faisant son effort, ne peut pas
Rester horizontal sur un support si mince ;
La bottine, devant, s’est contractée et pince
Au fond d’un de ses plis durs et tassés, le bout
En métal du lacet qui se plante debout,
Solidement et par hasard, dans l’interstice
Momentané, rempli d’aléas et factice
Que forme, en rapprochant deux bourrelets, le cuir ;
Le lacet, libéré, pourra bientôt s’enfuir
Dès que le pied, n’ayant plus son effort à faire,
Reprendra brusquement sa posture ordinaire
Et se tiendra plus droit, plus raisonnable, et mieux.
En face de l’enfant, un jeune paresseux
Se reposant après ses fatigues, regarde
Dans le lointain ; il s’est interrompu, mais tarde
À se remettre à la besogne ; c’est l’ardeur
Qui lui manque, car il ne trouve que tiédeur
En lui-même, pour son trop puéril ouvrage ;
Il ne témoigne ni volonté ni courage ;
Il estime qu’il a suffisamment peiné
Et qu’il a mérité son repos ; c’est l’aîné
Du groupe, et le plus grand de beaucoup ; sa croissance
Le met déjà presque au seuil de l’adolescence ;
Son ambition croît, son horizon s’étend ;
Les gambades, les jeux ne l’amusent plus tant ;
Il a de plus hautains aperçus, d’autres vues,
De vagues sentiments sur des choses mal sues,
Sur les ébauches de ses rêves ; son esprit
Veut tenter un effort plus vaste, s’enhardit,
S’essaye, part à la découverte, se hausse
Mais échoue. À sa gauche une enfant assez grosse
Creuse, abat du travail pour deux, oubliant tout
Pour mener à souhait sa tâche jusqu’au bout.
Elle est active, elle a du cœur à la besogne.
En prenant de l’élan pour bêcher, elle cogne
Avec son coude son voisin, le beau rêveur
À qui le jeu paraît ennuyeux, sans saveur,
Et la vie enfantine insuffisante et plate.
La fillette a dans son dos une lourde natte
Qui tombe droite et dont la régularité
Est obtenue avec art et sévérité ;
Rien ne dépasse, rien ne s’écarte ou se mêle,
Tout est net, appliqué, voulu ; la natte est belle,
Elle a du tassement dur dans son épaisseur,
De la vigueur et du brillant dans sa noirceur
Qui tranche fortement sur la robe moins noire ;
Dans le bas de la natte un ruban neuf en moire
Est serré, formant un irréprochable nœud
Endommagé déjà par le vent qui le meut
Et le harcèle dans tous ses coins ; une coque
S’aplatit en cédant à ce vent qui la choque
À la fois sur la robe et contre les cheveux ;
L’autre coque se gonfle au contraire, et son creux
Forme une courbe large, étendue et très ample
Qui ne suit pas dans son apparence l’exemple
De sa voisine plate et comprimée ; un pan
Auquel le vent transmet aussi certain élan
N’a presque pas changé de place ; il se termine
Par deux pointes, chacune imperceptible et fine
Formant un angle par l’échancrure, au milieu,
Angle dont le sommet mal fait s’écarte un peu
Du centre du ruban ; le second pan se cache
Sous la natte, introduit par le vent ; une tache
Au pourtour tortueux, débordant, inégal,
S’étale sur le bout de moire vertical
Qui sépare les deux coques ; l’endroit se plisse,
Car on a bien serré le nœud de peur qu’il glisse.
Derrière les enfants, assise à quelques pas
Une femme s’occupe à tricoter un bas ;
Faute de mieux elle a pris une vieille chaise
Inconfortable, sale, incomplète et mauvaise,
Dont les pieds, tous les quatre ensemble, ont pénétré
Dans le sable aisément, n’ayant pas rencontré
De résistance ni réelle ni factice.
La femme porte un beau bonnet blanc de nourrice
Mais sans épingles ni grands rubans ; ce bonnet
Ordinaire, banal, tout simple, et qu’elle met
Encore maintenant, est tout ce qui lui reste
De sa tenue ancienne, et tout seul il atteste
Qu’elle fut autrefois nourrice ; les parents
L’ayant appréciée et s’en trouvant contents
L’ont conservée auprès d’eux après le sevrage
Du nourrisson qui, sous sa garde, avance en âge.
Son bas n’est pas depuis très longtemps commencé,
On n’en voit qu’un fragment uni, pas nuancé,
Un début promettant la suite ; elle tricote
Activement, mettant ainsi comme une note
De bon travail, d’emploi de temps, d’utilité
Au beau milieu des jeux et de l’oisiveté
Qui domine dans les groupes, dans les familles ;
Son ouvrage est bien fait et ses longues aiguilles
Possèdent, toutes les quatre, leur propre emploi ;
Elle se reconnaît d’instinct, sans désarroi
Dans cet emmêlement apparent ; l’habitude
L’exempte de la plus légère incertitude ;
Elle répète son mouvement machinal
Indéfiniment, sans se donner aucun mal,
Faisant, comme par un miracle, chaque maille
Régulière, identique et de la même taille ;
Deux aiguilles dans ses gros doigts sont bout à bout ;
Pour le moment, ce sont ces deux-là qui font tout ;
Sortant sournoisement des mailles, les deux pointes
Ont l’air de se chercher querelle, presque jointes ;
On devine leur bruit, leur choc perpétuel,
Le cliquetis de leur inoffensif duel ;
Elles semblent toujours prêtes à se répondre
Sans se tromper d’endroit et sans jamais confondre
Leurs manigances ni leur rôle respectif ;
La nourrice fait son travail constant et vif
Sans le voir et sans y penser ; son esprit vogue
Vers un sujet bien plus grave ; elle dialogue
Avec une autre femme et paraît discuter ;
L’autre est assise près d’elle et, pour l’écouter
Avec plus de profit, elle a cessé de coudre ;
C’est une gouvernante ; elles ont à résoudre
Certaine question pressée et qui revêt
À leurs yeux quelque grand et puissant intérêt,
Question à la fois délicate et prenante ;
C’est la nourrice qui parle ; la gouvernante
Guette anxieusement, pour saisir au plus tôt
L’occasion qu’il lui faut, pour placer son mot ;
Cette application volontaire l’oblige
À ne pas s’employer ailleurs ; elle néglige
Son ouvrage qui, lui, veut être regardé
Étant plus compliqué que du tricot ; un dé
Brille à son doigt ; avec l’extrémité du pouce
Elle l’écarte par une pression douce
Et le soulève un peu, seulement pour laisser
De l’air nouveau, plus vif et plus frais, s’y glisser ;
L’aiguille qu’elle tient en même temps, dessine
Sur l’ouvrage, son ombre appréciable et fine
Dont les côtés sont flous et débordants ; le fil
Très court, ne pouvant plus durer, est en péril
De séparation soudaine ; pour qu’il sorte
De l’aiguille, la moindre impulsion trop forte
Suffirait bien ; l’ouvrage est en beau linge fin ;
Le fil part d’un ourlet mou qui tire à sa fin ;
Le linge se chiffonne, obéissant et souple,
Manié fréquemment.
***
À gauche un jeune couple
Examine la mer ; l’homme de son bras droit
Tient la femme par la taille ; son second doigt
S’écarte largement des autres, se sépare,
Se détachant beaucoup sur l’étoffe qu’il barre ;
Les deux amoureux sont calmes, contemplatifs ;
Ils trouvent de profonds mystères suggestifs
Dans le spectacle sans égal et grandiose
De cette immensité forte qui vous impose
Et devant qui le cœur bat, plus fier, ennobli ;
Cela, pour un moment leur procure l’oubli
Des faits habituels et plats, du terre à terre ;
Ils sont dans cet état d’esprit où l’on enterre
Les multiples soucis, légers, quotidiens,
Les tracas lancinants, avec les mille riens
Dont l’indéfinissable et lente kyrielle
Rend la vie absorbante et trop matérielle ;
Leur pensée est bien loin du monde ; ils sont grisés
Par les profonds aspects qu’ils ont poétisés ;
L’homme, dont on voit la joue, ébauche un sourire ;
Son geste de soudain enlacement lui tire
Sa manchette qui monte un peu, laissant à nu
Tout son poignet ; un fin bracelet est venu
Glisser jusque-là ; c’est un bracelet de femme,
Témoignage de quelque impérissable flamme,
Relique n’ayant pas de prix, gage d’amour
Donné pour qu’on le porte à jamais, nuit et jour ;
Le bracelet est fait d’une fragile chaîne ;
Des perles de grosseur suffisante et moyenne
L’ornent, séduisant l’œil par leur bel orient
Et leur égalité ; le même point brillant
Étincelle, de loin en loin, sur chaque perle.
***
Devant eux, plus à gauche, une vague déferle
Et recouvre les pas aux trois quarts effacés
De deux enfants jouant ensemble, déchaussés,
Sur la surface du sable enfonçant, humide ;
L’empreinte de leurs pieds nus n’est guère solide
Sur cet inconsistant et facile terrain
Que l’eau, par son élan même, est toujours en train
D’aplanir et d’user, sitôt qu’elle le frotte ;
Le plus jeune des deux enfants marche et barbotte
En pleine vague ; il a dans la main gauche un seau
De métal peint, pour les pâtés en sable ; l’eau
Lui montant jusqu’au bas des chevilles y trouve
Un double obstacle ; la gêne qu’elle en éprouve
Se traduit par des plis courbes, par des remous
D’ailleurs sans importance, inoffensifs et doux ;
Dans le seau de l’enfant, une petite pelle
Se tient debout, un peu penchée ; on ne voit d’elle
Que la poignée, ainsi que le vieux manche en bois
Assez mince, mais dont la hauteur et le poids
Font dévier le tout que cette force entraîne.
La peinture du seau représente une plaine
Avec, dans le lointain, un délicat clocher
Que le seau, par son seul mouvement, fait pencher,
Mais qui semble d’abord se pencher de lui-même ;
Dans la plaine, joyeux et fort, un homme sème,
En cheminant à pas comptés, dans un sillon ;
L’ensemble de l’endroit offre un échantillon
De calme ; le semeur est le seul personnage
Visible dans ce coin désert du paysage ;
Entourant le clocher, des toits nombreux et bas
Sont resserrés les uns près des autres, en tas,
Sans qu’on puisse y trouver la place d’une rue ;
La peinture, sans nul doute, se continue
Derrière, sur le seau partout colorié,
Quoiqu’on n’en ait devant les yeux que la moitié.
L’enfant regarde l’eau qui fraîchement entoure
Ses jambes ; pour lui-même, il met de la bravoure
À supporter la vague et son trop froid contact.
L’autre enfant est placé devant le bord exact
Où l’eau s’arrête ; il est plus poltron, il évite
De dépasser l’humide et trop fraîche limite,
Se comportant comme un jeune et prudent frileux,
Ennemi du danger ; ses pieds nus font des creux,
Des empreintes qui sont faciles sur ce sable
Humecté récemment et très modifiable ;
Les pas nombreux, petits, sont fortement moulés,
Reconnaissables tous sur les endroits foulés ;
L’enfant tient une pelle en bois, de même forme
Que celle du petit, mais longue, lourde, énorme ;
Par ses proportions elle ressemble un peu
À quelque bêche dont elle doit tenir lieu ;
L’enfant a ramassé toute une pelletée
Qu’en ce moment il n’a pas encore jetée ;
Mais il est sur le point de prendre son élan
Pour la lancer avec force dans l’océan ;
Il tient sa pelle dans ses deux mains, la recule
Par une impulsion discrète, presque nulle ;
Mais son attention est tendue, il est prêt
Au moment du plus grand recul et de l’arrêt
À faire repartir, sans qu’un seul grain ne verse
Le sable, hardiment et fort, en sens inverse,
Tout en le maintenant en un paquet serré,
Afin qu’il tombe au loin, sans fragment séparé,
Et fasse son plongeon d’un seul bloc et sans perte ;
La place où fut ôté le sable est recouverte
Par la vague ; déjà plein, inondé, le trou
Fait par la pelle, est sans vaillance, faible et mou ;
L’eau brusque, envahissante, anéantit, éreinte
Les bords inconsistants, fragiles, de l’empreinte ;
Le pourtour, cédant sous le choc, est affalé ;
Le vide, maintenant, sera vite comblé ;
L’eau, n’ayant pas grand fond, est claire et diaphane.
***
En l’air un cerf-volant marche à souhait ; il plane
En oscillant, instable, inquiet et campé
Vers le silence, assez haut ; il est découpé
En forme de ballon sans passagers, et flotte
Soutenu par le vent rapide qui le frotte ;
Il présente l’aspect d’un mince aérostat
En détresse, penché, monstrueusement plat ;
Il a sur lui, pour mieux l’enjoliver, des raies
Sombres sur le fond blanc, clair ; elles sont plus gaies
Qu’un ensemble partout pareil, complet, uni,
Et d’où l’original se trouverait banni ;
Chaque raie, en suivant la grande silhouette,
La reproduit de plus en plus courte et fluette,
À mesure qu’on va près du centre ; en dessous
Une queue en papier a des mouvements doux,
Des ondulations ; sans doute elle serpente
Plus ou moins fort, selon la façon dont il vente ;
Un fil noir paraissant incassable, tendu,
Et par qui l’horizon est comme un peu fendu,
Descend du cerf-volant qu’il retient ferme, et passe
Inflexible, isolé, raide à travers l’espace ;
Quand, du regard, avec persistance, on le suit
En bas, pour arriver à son but, il conduit —
Par sa ligne rigide et qui, par moments, brille
Au soleil — jusqu’aux mains d’une petite fille
Qui lève ingénument, en sainte, ses grands yeux,
Comme pour faire sa prière, vers les cieux ;
Elle veut simplement voir comment se comporte
Le cerf-volant dans les airs, s’il faut qu’elle sorte
Un nouveau bout de fil et si le vent tient bon ;
Dans ses petites mains, c’est autour d’un bâton
Que le fil qu’elle tient en réserve s’enroule,
Formant dans le milieu même une grosse boule ;
Il s’entortille sans cesse, en long, en travers,
Ses passages étant chaque fois recouverts ;
Il trace et forme avec lui-même des losanges
Presque tous imparfaits et déviés, étranges ;
Certains mieux définis, plus privilégiés,
Par un hasard sont bien survenus, réguliers ;
Mais à d’autres endroits, tout s’embrouille et se mêle.
***
Plus haut un long parcours en planches, parallèle
À la côte, assez loin de la mer, est aisé
Pour la marche ; un flâneur semble être reposé
En l’atteignant, après une trotte incommode
Dans le sable ; il est mis à la dernière mode
Et son costume assez prétentieux et clair
Est juste dans le vrai ton pour bord de la mer ;
C’est un de ces cerveaux inoffensifs et piètres
Occupés de sujets mesquins ; il a des guêtres
Éclatantes par leur impeccable blancheur
Et dont la coupe est un pur modèle ; une fleur
Orne, en la parfumant aussi, sa boutonnière ;
Il baisse gravement vers elle sa paupière
Pour voir l’impression flatteuse qu’elle fait
Et les tons bien fondus et doux qu’elle revêt ;
C’est un œillet des plus beaux, soi-disant unique,
Mais dont la taille sans pareille ne s’explique
Que par l’habile, la secrète jonction
De plusieurs en un seul ; une séduction
Plus complète en résulte, et la fleur, toute ronde,
S’épanouit.
Sur les planches beaucoup de monde
Circule ; les passants, les simples promeneurs
Sont en majorité. Dans le flot des flâneurs
Une femme, nu-tête et brune, une fleuriste
Présente son panier tentateur ; elle insiste
Auprès d’un groupe, pour qu’on lui prenne un bouquet
Qu’elle offre avec la main même, pour plus d’effet ;
Afin de donner plus de chances à sa vente
Elle parle de ses qualités ; elle vante
Son coloris et les doux parfums qu’il répand,
Sa fraîcheur et son bel air.
Plus loin un marchand
A des bonbons et des gâteaux, des friandises
Pour tous les goûts et pour toutes les gourmandises ;
Il est en blanc, du haut en bas, en pâtissier,
Son bonnet sur l’oreille ; il fait apprécier
Ses succulents produits, toutes ses bonnes choses,
En prenant galamment de gracieuses poses
Pendant qu’il montre son grand panier surchargé
D’un assemblage bien assorti, bien rangé
De brioches, de fins sablés, de madeleines
Et de tartes de mine appétissante, pleines
Des fruits les mieux choisis du monde et très divers ;
L’homme a déjà beaucoup vendu, presque le tiers.
Dans la foule, un jeune homme, indifférent, salue
Des gens qu’il croise ; mais il passe et continue
Sans leur parler. La paix et la tranquillité
Régnent dans ce public nombreux ; sa densité,
L’apparence des dos, le nombre des figures,
La différence des costumes, des allures,
Les gens communiquant, serrés et rassemblés,
Les solitaires qui circulent isolés,
Les silhouettes sans rapports, jeunes ou vieilles,
Les tournures, jamais voisines ni pareilles,
Les barbes, les mentons rasés, les aperçus
De groupes plus ou moins élégants ou cossus,
Tout cela réuni forme une foule humaine
De composition bizarre, hétérogène ;
Mais dans l’ensemble tout se brouille et se confond,
Les nuances les moins délicates s’en vont
Et la diversité dominante s’efface,
S’évanouit comme un songe, pour faire place
Au seul fourmillement général, calme et noir,
Qui déambule dans deux sens et laisse voir
Par-ci, par-là, par grande exception, un geste
Plus extérieur, plus attirant ; tout le reste
S’agglomère, tout est sympathisant, est un,
Semble avoir une seule âme, un esprit commun ;
Car le flot paresseux, à mesure qu’il passe,
Se combine, devient plus compact et se tasse,
Soudain unifié, déroutant, imprécis.
***
Plus loin, toujours vers la gauche, des gens assis
S’espacent, parsemant le reste de la plage ;
Un garçonnet, encore en robe, n’est pas sage
Et subit le reproche amer, silencieux,
D’une femme montrant simplement les grands yeux,
Ouvrant très hautes les deux paupières, pour faire
Un regard glacial, terrifiant, sévère.
Un homme vient de bien lancer avec la main
Un gros ballon ; il est en face d’un gamin
Qui, guettant le ballon, saute de joie, exulte ;
L’homme a la gaîté franche et forte de l’adulte
Qui, par hasard, se mêle aux ébats des enfants ;
Il rit complaisamment et ses superbes dents
Brillent très blanches dans sa grande barbe noire.
Le gamin attentif, amusé, semble croire,
Soit avec des raisons logiques, soit à tort,
Que le ballon lancé trop vivement, trop fort,
Accomplira, plus loin qu’il ne faudrait, sa chute ;
Aussi le bond joyeux et prompt qu’il exécute
Est rétrograde avec intention ; en l’air
Le ballon bien gonflé, rebondissant et clair,
Est recouvert de cuir et d’assez grosse taille.
Un oisif isolé, mélancolique, bâille
En lisant le premier article d’un journal
Sans doute monotone à périr ; il est mal
Sur sa chaise ; il se sent trop contraint et se vautre
Avec gêne, avec des contorsions.
Un autre
Confie au sable un nom ineffablement cher
Qu’il écrit lentement avec le bout en fer
De sa canne ; à côté, des traces d’écriture
Préexistent déjà, mais un trait les rature ;
C’est un premier essai malheureux, avorté ;
Cette fois-là le nom chéri fut écourté
Par mécontentement ; c’est sur une diphtongue
Qu’il s’arrête ; la canne est suffisamment longue
Pour que celui qui la bouge n’ait pas besoin
De se baisser ; il suit négligemment, de loin
Ce qu’il écrit et, sans aucun zèle, s’appuie
À son dossier ; le nom, presque achevé, dévie
En s’éloignant un peu de la chaise ; à la fin
Il devient plus pressé, plus rapide, plus fin,
Comme s’il ménageait prudemment son espace ;
Une femme regarde, en bas, le nom que trace
Le bout obéissant de la canne et sourit
En voyant ce que l’homme audacieux écrit
Au grand jour, sans secret, dehors.
D’autres personnes,
Enfants désordonnés, parents, nourrices, bonnes,
Font des groupes, chacun se suffisant, à part
Et restant installé plus ou moins à l’écart
De l’eau qui marque des ondulations fines
Sur le sable humecté.
Plus loin quelques cabines
S’alignent, ne servant que pour l’heure du bain ;
Une femme puissante et forte tient sa main
En visière sur ses sourcils ; elle regarde
La mer et son immense horizon ; elle darde
Son doigt gauche vers un inaccessible point
Et, pour être plus claire et convaincante, joint
Une explication décisive à son geste ;
Pendant que son doigt raide, inexorable, reste
Droit et tendu vers son but, son expression
Revendique, non sans hâte, l’adhésion,
L’assentiment facile et forcé qu’elle espère ;
Près d’elle, semblant mal comprendre, son compère
Fait de son mieux pour la suivre ; il est habillé
Comme un matelot de hasard, déguenillé ;
À sa taille s’enroule une vieille ceinture
Molle ; son pantalon en grosse toile dure
Se retrousse assez haut pour que ses deux genoux
Soient libres de tous leurs mouvements en dessous ;
À chaque jambe ainsi l’étoffe s’enfle et forme
Un bourrelet compact, irrégulier, énorme,
Exhibant au dehors le sens intérieur
De l’épais tissu. L’homme est un simple baigneur,
Et la femme, semblant familiarisée
Avec les lieux, est sans doute la préposée
À la garde constante, ainsi qu’à l’entretien
Des cabines et du linge ; elle n’offre rien
Indiquant qu’elle est là, sans but, à ne rien faire,
Passagèrement et par hasard ; au contraire,
Du premier coup on sent qu’elle vient de quitter
Son ouvrage, qui doit même se limiter
Aux environs et dans cette place restreinte ;
Elle a de gros sabots en pointe et dont l’empreinte
Sur le sable, derrière elle se reconnaît,
Se succède à distance inégale et renaît
Jusqu’à l’endroit atteint par elle et qu’elle occupe ;
Elle s’est mise à l’aise en relevant sa jupe,
Aimant mieux, pendant sa besogne, ne tacher
Que son jupon.
***
Au bout de la plage un rocher
S’avance dans la mer, grand, formant une pointe ;
À droite, il est suivi d’une foule disjointe
D’autres rochers plus courts, plus petits et plus bas ;
La mer, pour le moment, ne les recouvre pas,
Mais l’écume, trouvant obstacle, jaillit, saute
En poussière liquide et légère, assez haute
Pour dominer certains d’entre eux, pour les mouiller,
Pour les envelopper d’un nuage et brouiller
Leurs contours avec une apparence de rage.
Sur le grand rocher même on a fait un passage
Pour les piétons ; il est rustique, accidenté,
Montant ou descendant parfois, mouvementé ;
Exprès, on a laissé vers le centre une arcade
Naturelle ; le tout forme une promenade,
Un but commode pour la flânerie ; au bout,
Au point le plus extrême, un couple attend, debout,
Ne pouvant se lasser de voir le point de vue ;
L’homme et la femme ont un regard qui s’habitue,
De moment en moment, aux très grands aperçus ;
Leur vision s’adapte et ne s’étonne plus
De l’insondable champ, de l’immense surface
Qu’elle trouve de tous côtés et qu’elle embrasse ;
Le vent plus lancinant, plus incessant, plus fort
En cet endroit qu’à tout autre, agite le bord
Du chapeau de la femme ; en effet, la souplesse
De sa paille s’y prête, et la femme le laisse
Vibrer à l’aise, sans le tenir ni bouger ;
L’homme, moins patient, préfère s’insurger
Contre les coups de vent et contre la menace
De perdre son chapeau ; faisant une grimace,
Il prend un air bougon, sombre, il est mécontent
Que les souffles constants, rageurs, s’acharnent tant ;
Le vent perpétuel l’exaspère, l’énerve,
Une appréhension le domine ; il conserve
Sa main sur son chapeau, l’appuyant pour le cas
D’un souffle inattendu, brusque ; il donne le bras
À la femme qui suit sa rêverie heureuse.
***
Encore assez près d’eux une bande nombreuse
Retourne vers la terre et va bientôt passer
Sous l’arcade ; les uns, en train de jacasser,
Marchent devant : ceux-là composent la jeunesse
De la bande ; ils sont gais, ne veulent ni sagesse,
Ni grands mots affectés, ni gêne, ni sermons,
Ni rien de ce qui porte en général les noms
De préjugé, de règle inflexible, d’entrave
Au caprice présent. D’autres, d’aspect plus grave,
Marchent derrière, gens plus âgés, pénétrés
De leur grande importance et tous froids, pondérés ;
Certains donnent, de la tête, de calmes signes
D’assentiment. Parmi ces personnages dignes,
Un jeune, par hasard, par erreur s’est glissé ;
Il porte un pince-nez ; il est intéressé
Par les propos savants, réfléchis, et préfère
L’entretien instructif, nourri, presque sévère,
Du groupe respectable, aux éternels ébats
Des jeunes gens, ainsi qu’à leurs bruyants éclats
De rires et de voix ; il pérore et démontre
La justesse de quelque opinion. Par contre,
Comme pour compenser cette incartade, un vieux
Tient ses contemporains à l’écart, aimant mieux
Se divertir parmi les têtes de linottes ;
Il cherche leur gaîté, ne trouvant pas si sottes
Leurs gambades à tous sujets, et prenant goût
À leur insouciance évidente de tout,
Sans dédaigner ni leurs farces ni leurs folies ;
Il s’avance entre deux femmes assez jolies ;
Chacune, par plaisante attention, a pris
Un de ses bras ; il a de minces favoris
Soignés et bien taillés, blancs comme de la neige ;
Le vent les pousse l’un et l’autre, les allège,
Les casse, en les faisant brusquement se plier,
En les forçant, par des assauts, à dévier ;
Le vieux amuse les deux femmes ; l’attitude
De ses bras lui laissant très peu de latitude
Pour le geste, il faut bien qu’il s’en passe ; pourtant,
Pour appuyer avec force ce qu’il prétend,
Il se démène et fait tout son possible ; il use
De la liberté courte, incertaine et confuse,
Que gardent seulement ses mains et ses poignets
Pour ajouter à son dire par des effets
Persuasifs ; il veut affirmer ce qu’il narre
De crainte qu’on ne doute ou qu’on ne contrecarre
Les arguments de sa puissante assertion ;
Il tient à ce qu’on ait foi dans sa version
Et qu’on ne dise pas surtout qu’il exagère,
Qu’il traite son sujet de haut, à la légère,
Alors que justement il serre de tout près
La vérité la plus stricte ; il a du succès ;
On le suit d’une oreille attentive ; il provoque
De la bonne humeur, grâce aux scènes qu’il évoque ;
Des fous rires secouent les épaules, les dos
À la succession fantasque de ses mots ;
Car c’est autour de son austère redingote
Que l’entrain trouve son élément et pivote ;
Il parle lestement, avec facilité,
Pratiquant sans effort la volubilité
Et sans que son travail de mémoire lui coûte.
Une femme, marchant à reculons, l’écoute
Devant lui, le regard droit en face du sien
Pour le comprendre mieux et pour ne perdre rien
Des jeux multiples de sa physionomie
Empreinte d’un grand fonds de franche bonhomie ;
Elle accomplit ainsi des pas plus brefs, plus courts,
Plus saccadés aussi, plus raides et plus lourds ;
Puis il faut qu’elle en fasse un beaucoup plus grand nombre
Pour conserver toujours un peu d’avance ; une ombre
Tache sa lèvre, c’est un rien, une façon
De duvet peu sensible et tombant, un soupçon
De moustache ; la femme est d’ailleurs assez brune.
***
Un couple extrêmement tendre, en bonne fortune
Et plein d’illusions encore, est arrêté
Un peu plus vers la gauche et de l’autre côté
De l’arcade, devant un peintre qui travaille ;
L’homme est grand et possède un profil de médaille ;
Il est rasé de près, entièrement et bien ;
Il est poseur, il a l’air d’un comédien,
D’un homme plein de lui-même qui, sur la scène,
Cherche de grands accents pour l’amour et la haine ;
C’est lui qui doit, dans sa troupe, être coutumier
De l’emploi délicat, doux, de jeune premier.
La femme, originale, ardente, échevelée,
Se moque un peu de tout ; c’est une écervelée,
N’écoutant que ses seuls instincts, obéissant
Au premier penchant, vif ou non, qu’elle ressent,
Aimant, sans prévenir, faire une brusque fugue
Avec celui qui, dans le moment la subjugue,
Quitte à chercher ailleurs, au bout de quelques mois,
Une ivresse plus neuve et de nouveaux émois
Entre les bras d’un autre homme ; elle fait la folle
Par ses façons. Le peintre est en cravate molle,
En complet excentrique ; il est très moustachu ;
Son menton est fuyant et son nez grand, crochu ;
Il est debout ; il cherche à reculer la tête
Pour juger mieux l’effet de loin, car il s’apprête
À rectifier, dans son travail, un endroit
Avec son mince et long pinceau, qu’il tient tout droit ;
En songeant gravement à faire sa retouche
Il hésite, prend du temps, avance la bouche,
Pèse le pour, le contre, et cligne un peu des yeux
Pour que son jugement plus consciencieux
Lui dise quelle teinte il importe qu’il mette ;
Son pouce sort couché du trou de sa palette
Sur laquelle sont en tas toutes les couleurs,
Toutes, depuis les plus séduisantes pâleurs
Jusqu’aux tons violents, en passant par les gammes
Que peut fournir un nombre infini d’amalgames ;
Le peintre s’appliquant ne s’inquiète pas
Du couple qui s’attarde et discute tout bas
Ce qu’il change, ce qu’il ajoute ou ce qu’il ôte.
***
Derrière le rocher on voit un peu de côte ;
À cet endroit tout est vide, tout est désert,
Et le rivage plat et monotone acquiert
Un aspect uniforme, inhabitable et morne ;
Après, c’est un amas de gros rochers qui borne
L’horizon ; ils sont pleins d’étrangeté, groupés
Avec un imposant désordre et découpés
Parfois avec finesse ; aucun chemin factice
Ne les sillonne ; ni le soin ni l’artifice
Ne trouveraient de place en un pareil chaos
Où la vague, en sautant, se brise sans repos ;
Toute cette partie étrange du rivage
Est primitive, vierge, inconnue et sauvage.
***
Complètement à gauche et dans l’intérieur
Des terres, se profile une vaste hauteur ;
À peu près à mi-côte, on peut se rendre compte,
Sans la voir, qu’une route interminable monte
De gauche à droite, assez rapidement et fort ;
Elle est suffisamment haute pour que son bord
La cache à ceux qui la voient d’en bas ; on devine
Et l’on suit le tracé constant qu’elle dessine
Grâce aux divers chalets, masures ou villas
Qui la bordent sur son parcours de haut en bas.
Gardant le milieu de la route, une voiture
Monte au pas, doucement, la côte longue et dure ;
Les deux chevaux sur leurs harnais ont des grelots
Vieux, bosselés parfois, considérables, gros ;
Le vent s’engouffre dans les deux fortes crinières,
Les soulève, et les rend plus fougueuses, plus fières ;
Las, paresseux et mal disposé, le cheval
De droite avance trop la tête et la tient mal ;
Il sent de la fatigue et couche les oreilles.
Les rênes ont servi beaucoup, elles sont vieilles,
Et l’usure se voit partout sur les harnais ;
Malgré tout, les grelots émoustillants et gais
Mettent un peu d’ardeur et de coquetterie
Dans l’équipage ; c’est comme une agacerie
Pour les chevaux, comme un incessant stimulant
Pour les ragaillardir dans le mouvement lent
Aussi bien que dans les allures plus rapides.
Le cocher sans livrée, en bourgeois, tient ses guides
Avec mollesse et sans tirer dessus ; il fait
Dans le vide, sur la route, avec son grand fouet,
Un claquement sans but, inutile et pour rire ;
L’élan entraîne la mèche et lui fait décrire
Un zigzag tourmenté, serpentin, sinueux,
Indéchiffrable, vif, presque tumultueux,
Traçant subitement un fugitif méandre ;
Le bout extrême monte avant de redescendre
Pour suivre le chemin du reste ; le cocher
Espère un avenir rose ; il paraît cacher
Des intentions dont la saveur spéciale
Lui donne une figure heureuse et joviale ;
Son caractère est plein de gaîté, de rondeur ;
Sa pensée absorbée a de la profondeur ;
Son regard, perdu dans l’inconnu, s’illumine
Devant les aperçus séduisants qu’il rumine ;
Il occupe tout son esprit à des projets
Tenus, jusqu’à présent, sévèrement secrets,
Qui lui promettent des heures douces et bonnes.
La voiture est un vieux landau que trois personnes
Utilisent ; certain cahotement léger,
Provenant de la route, élance et fait bouger
Leurs trois têtes, toujours de la même manière ;
Dans le fond, assise à droite, une douairière
Parle beaucoup, et prend la plus active part
À la discussion du moment ; son regard
Est encore éveillé, mobile, prompt, vivace
Parmi les mille plis et rides de sa face,
Et son esprit, toujours en éveil et présent,
Ne pourrait rien laisser échapper ; en causant
Elle lève sa main soigneusement gantée ;
Pour préciser sa phrase elle serait tentée
De dresser son index isolé ; mais sa main
N’est plus souple ; le doigt s’arrête à mi-chemin ;
Étant donné son âge, il faudrait un prodige
Pour l’agilité qu’un tel mouvement exige ;
La vieillesse a déjà paralysé, raidi
L’articulation ; son geste est moins hardi
Qu’elle ne voudrait. Près d’elle une femme osseuse,
Mécontente de son sort, gênante, boudeuse,
Se tient coite dans son coin ; sous son pince-nez
Ses regards refrognés sont un peu détournés,
Ne s’intéressent à rien ; c’est une pimbêche,
Une femme sans cœur, antipathique et sèche,
Une hypocrite austère et trop collet-monté,
Devant laquelle un fait ne peut être conté
Si, dès les premiers mots, on voit que le prélude
Est croustillant ; car c’est le type de la prude
En présence de qui tout mot fort et risqué
Est radicalement proscrit et confisqué,
Qui, hautement, se fait honneur et gloriole
De ne pas tolérer la moindre gaudriole,
Dont la sévérité grotesque et la pudeur
N’ont d’égale que la ridicule raideur,
Dont l’apparition intransigeante gèle
Et désenchante tout le monde. En face d’elle,
Un gros homme habillé tout de neuf est assis ;
Il écoute, poli, complaisant, les récits
Que lui destine la douairière ; il l’approuve ;
En son esprit facile, accommodant, ne couve
Aucune controverse ou préparation
À quelque avis frisant la réfutation ;
Il estime ennuyeuse et vaine la chicane
Et la dédaigne ; il tient nonchalamment sa canne
Debout, en la penchant un peu, s’en trouvant mieux
Pour sa main étendue et plate, dont le creux
Cherche un appui fixe et solide sur la pomme
Qui représente la figure d’un bonhomme
Riant et grimaçant, japonais ou chinois ;
L’homme, distraitement, écarte les cinq doigts,
Et sa peau même, dans sa pose, n’est qu’à peine
En contact avec la pomme ronde ; une veine
Très saillante fait un bourrelet long et gros
Qui se dessine fort nettement sur le dos
De sa main ; et cela forme une ligne basse,
Égale, régulière et douce qui dépasse
Le reste, en augmentant et forçant le niveau ;
Le Chinois sculpté sur la canne n’est pas beau ;
Les reflets mats et les gradations font croire
Que la tête, sans cou ni buste, est en ivoire ;
Le relief composant les traits est peu profond ;
Grâce à cela, l’ensemble, en gros, reste tout rond ;
Avec son imprévu recherché, la figure
Est une grosse charge, une caricature ;
Le visage partout vieux, décati, ridé
Est insolent, moqueur ; le regard est bridé ;
Des deux côtés le coin des paupières se tire ;
La bouche provoque un effet encore pire,
Très fendue et très mince avec, dans son milieu,
Un bout de langue qui veut se montrer un peu ;
Au-dessus, comme deux trous béants, les narines
S’épanouissent, ni délicates ni fines,
Car le nez, pitoyable, écrasé, retroussé,
Reste en l’air comme s’il était toujours poussé
Et maintenu par un doigt quelconque, invisible ;
L’expression de la face est drôle, risible ;
L’impolitesse de ce bonhomme hideux
Est comique ; en tirant la langue il est joyeux ;
Un rire donne un peu de hauteur à ses joues.
***
Plus haut une voiture à brancards, à deux roues,
Descend la côte avec imprudence, au grand trot ;
Provenant d’un caillou quelconque, un fort cahot
Fait sursauter les deux personnes installées
Sur l’unique banquette, et qui sont appelées
À remuer beaucoup ; leur corps instable suit
Chaque choc des brancards droits ; l’homme qui conduit
Craignant que le cheval trop entraîné ne parte
Au galop, tire sur les rênes qu’il écarte
Et tient séparément, une dans chaque main ;
L’attelage, lancé, va quand même bon train ;
Le cheval dresse les deux oreilles et piaffe.
Près de l’homme une femme, en tenant une agrafe
Dans ses doigts, cherche à la raccrocher à son cou ;
Mais, par malheur, ses mains se croisent, Dieu sait où ;
Elle veut rattacher son col ; ce qui la gêne
C’est le cahot, car il empêche qu’elle mène
L’agrafe à son idée ; elle attend qu’un hasard
La fasse tomber au bon endroit tôt ou tard.
Derrière la voiture, au fond de la capote
Un paletot dépasse.
***
Un brave homme, une hotte
Légère, assurément pas pleine, sur le dos,
Est immobile et prend un instant de repos
Pour interrompre un peu la montée ; il allume
Sa pipe qui déjà commence à prendre et fume ;
Il penche gravement la tête de côté,
N’agissant pas à la diable ; il s’est arrêté
Car l’opération importante mérite
Qu’on lui consacre un temps suffisant ; il abrite,
À l’aide de sa main qu’il arrondit un peu,
Les oscillations inquiètes du feu ;
La flamme, large, forme une tache peu nette,
Blanchâtre, indéfinie et claire ; l’allumette
Flambe actuellement tout entière à la fois
Sauf une extrémité non atteinte ; son bois
Est calciné, tout noir en partie ; elle brûle
Sans nulle économie, et la flamme s’accule
Contre les deux doigts du fumeur, doigts aguerris,
Car ils restent à leur place, quoique surpris
Par le feu qui les lèche et les caresse presque ;
La flamme envahissante, ardente, est gigantesque,
Disproportionnée et vaste par rapport
À la minceur de la tige dont elle sort.
***
Plus haut une villa coquette est toute blanche ;
Une femme reste à la fenêtre et se penche ;
Elle cause avec un passant qu’elle connaît
Et qui cheminait sur la route ; un jardinet
S’étendant devant la villa met un espace
Entre les deux causeurs ; l’homme, un ami qui passe,
Saisit l’occasion de dire quelques mots ;
Il se sent tout à coup plus heureux, plus dispos,
Bavardant avec une appétissante fille ;
Le jardinet a pour seule entrée une grille
En ce moment fermée et fixe ; les barreaux,
Pareils comme grosseur, ne sont pas tous égaux
De longueur, dessinant comme un profil de dôme
Par leurs pointes, en l’air ; l’homme a posé la paume
De sa main droite sur un des barreaux ; son bras
Est très haussé, mais non raide ; parlant d’en bas
Il lève énormément la figure et s’appuie
Contre la grille avec l’irrésistible envie
De s’approcher le plus qu’il est en son pouvoir ;
Il est content, il a le désir et l’espoir
De prolonger dans son imprévu ce colloque
Inespéré, fortuit tout autant que baroque ;
Passé sous son bras gauche un livre relié
Est assez gros ; il l’a sûrement oublié,
Mais par instinct son bras est prévoyant et serre
Afin que le bouquin ne tombe pas à terre,
Et le causeur, malgré lui, s’est accoutumé
À ce mouvement-là ; le livre est abîmé,
Usé ; des taches d’encre éteintes, anciennes
Sèment de toutes parts, petites et moyennes
L’épais ensemble des pages ; tout a pâli ;
Avec le temps le noir brillant s’est affaibli ;
L’encre, depuis des ans, fait partie intégrante
Du papier, elle s’y mêle, elle est inhérente
À sa substance ; on y touche sans réussir,
Aussi peu que cela puisse être, à se noircir ;
Un cordon pour marquer — sinon le vrai passage
Le paragraphe ou la ligne — du moins la page
Où l’on en est, sort des feuilles, léger, ballant
Et pend sans but et vers le vide en s’enroulant
Sur lui-même, à présent que rien ne l’en empêche.
À la fenêtre la femme est jolie et fraîche ;
Ses yeux sont beaux et son regard est franc et gai,
Comme un peu défiant, ou plutôt intrigué ;
Aux deux coins de sa bouche, assez haut, deux fossettes
Sont gracieuses et naturellement faites
Par son rire. Derrière elle, au fond, un grand mur,
Suffisamment distant du jour pour être obscur,
Présente des reflets irréguliers en masse ;
Un portrait d’homme jeune en costume de chasse
Orne seul la cloison ; il est signé d’un nom
En lettres grandes et poseuses ; le canon
Du gros fusil porté par l’homme en bandoulière
Lui dépasse l’épaule ; il a sa carnassière
Déjà pleine ; les traits délicats du chasseur
Respirent un grand charme, une grande douceur ;
Il est languissant, pâle, il a mauvaise mine.
***
À droite, s’amusant dans la maison voisine,
Ayant choisi pour leurs ébats un long balcon,
Deux enfants, diables et bruyants, fille et garçon
Luttent en faisant tous leurs efforts, face à face,
À qui forcera bien l’autre à changer de place,
En le poussant beaucoup, incessamment et fort
Pour le faire, à la fin, reculer jusqu’au bord ;
Au-dessus de leurs deux têtes, leurs mains sont jointes
Vis-à-vis ; le garçon s’est dressé sur les pointes
Comme s’il désirait augmenter son appui
Et sa force ; la fille est plus grande que lui,
Mais en dépit de la différence de l’âge
C’est elle qui recule, et le désavantage
La guette ; le garçon, joyeusement rageur,
Dépense plus de zèle avec plus de vigueur ;
Il est obstinément courageux, énergique ;
Il s’est dit qu’il aurait la victoire et s’applique
En faisant preuve d’une intense volonté,
S’y mettant carrément comme un jeune indompté ;
Les mains, toutes les quatre, agressives, crispées,
Blanches de leur effort, se sont bien attrapées
Et ne se lâchent pas ; les doigts, en alternant,
Vont les uns entre les autres, se retenant ;
Le garçon a déjà les cheveux en désordre
Tant il peine ; une mèche épaisse vient se tordre
Sur son front où, tassée et courte, elle décrit
Une courbe formant presque un crochet ; il rit ;
Le triomphe qu’il sent prochain pour lui l’amuse ;
Il veut le remporter sans traîtrise, sans ruse,
Par son seul ascendant, sans moyen déloyal,
Sans préparer de piège et sans faire de mal ;
Il évite la moindre intention brutale ;
Sa figure, dans son fond, reste joviale ;
Il donne un dernier coup de collier ; le succès
Qu’il touche, pour ainsi dire, et qu’il voit de près
Lui transmet un regain de cœur, de hardiesse ;
Il s’interdit le plus court moment de faiblesse ;
Il sent que, pour avoir nettement le dessus
En faisant quelques pas en avant, il n’a plus
Qu’un effort raisonnable, après tout, et minime
À fournir pendant peu de temps ; il se ranime,
Désireux d’obtenir l’éclatant dénouement
Accompagné de sa gloire, rapidement.
Une fenêtre, plus à droite, au même étage,
Est ouverte ; un enfant plus tranquille, plus sage,
S’y montre jusqu’à mi-corps ; il est curieux,
Cherche à se rendre compte ; on ne voit pas ses yeux
Car il regarde dans une grosse lorgnette
Qu’il braque au loin et vers le bas ; il s’inquiète
D’un certain point de la rive, du côté droit ;
Il veut savoir pour tout de bon si ce qu’il croit
Est exact ; il se sent une puissante envie
D’approfondir et, par scrupule, il vérifie
Si l’endroit de la côte avec son contenu
Est bien tel qu’il se le figurait à l’œil nu.
En suivant à travers les airs, par la pensée,
La ligne toute droite et fictive, sensée
Être décrite avec son rayon visuel,
On arrive par un trajet continuel
Jusqu’au bout opposé ; la vue est arrêtée
Très loin à droite, par une longue jetée
Qui, terminant la plage, avance dans la mer ;
Elle est très exposée, il y fait beaucoup d’air ;
Une mince fumée, en partant d’un cigare,
S’éloigne avec vitesse et violence. Un phare
Se dresse à la partie extrême ; sa hauteur
Est moyenne ; il est d’une impeccable rondeur ;
En haut, resplendissants et reluisants, ses verres
Doivent, le soir, former d’innombrables lumières ;
Ils sont multiples et puissants ; ils sont braqués
En tous sens ; leurs divers genres sont compliqués ;
Certains rappellent par l’aspect de grosses loupes,
D’autres des lames de volets.
***
De nombreux groupes
Sont en train de causer, ou circulent en bas
Autour du phare. Un homme ennuyé semble las
De l’existence ; il est mal tenu, presque sale ;
Rien ne l’amuse, rien ne l’entraîne, il s’affale
Le corps en avant, sans but, sur le parapet ;
Son découragement est radical, complet ;
Pour lui la vie est sans agrément, plate et vide ;
Il lève ses yeux gris, attristés ; une ride
En résulte et se creuse avec force ; elle rend
Son front encore plus pensif, indifférent ;
Sous l’empire de son tempérament morose
Il ne pourra jamais voir les choses en rose,
Mais il ne prétend pas davantage les voir
Avec conviction précisément en noir ;
Il estime plutôt que tout est monotone
Et que c’est vainement qu’on cherche et qu’on tâtonne
Pour trouver sur ce bas monde quelque saveur ;
On lit dans son regard désespéré, rêveur,
Ses méditations mélancoliques, fades ;
C’est l’homme revenu de toutes les toquades
Et dont l’entendement est émoussé, blasé,
Pour qui n’importe quel plaisir est vieux, usé,
Qui traite en ricanant de contes illusoires,
De chimères sans nom, les élans dérisoires
Des grands cœurs haut placés ; car les sentiments vifs,
Il les laisse aux esprits crédules et naïfs.
***
Une femme, un peu plus loin, grasse, réjouie,
Montre au contraire la figure réjouie
D’une commère gaie, et pleine de santé,
Croyant que tout le monde est, comme elle, enchanté ;
Elle trouve que tout va ; son exubérance
Est excessive mais sincère ; elle ne pense
Qu’à se donner du bon temps et de l’agrément ;
Rien, pour elle, ne vaut qu’on se crée un tourment.
Un grand sec avec un monocle la plaisante,
Mais sa farce n’est pas hargneuse ni blessante,
Car la grosse la prend bien et rit de bon cœur ;
Elle admet qu’on lui fasse entendre un ton moqueur
Et ne montre jamais de honte ou de mesquine
Susceptibilité, sitôt qu’on la taquine ;
Le grand, gardant le plus terrible sérieux,
La toise de la tête aux pieds, en curieux ;
Une admiration ébahie, ironique,
Se peint exprès sur ses traits ; il proclame unique
La sveltesse de la grosse dont la minceur
Soi-disant l’émerveille, alors que l’épaisseur
De sa taille sanglée et sa poitrine grasse
Frappent du premier coup ; il lui vante sa grâce ;
Ils sont, en résumé, bons amis tous les deux.
Formant évidemment un seul groupe avec eux,
Deux hommes se sont mis sur une même ligne
En face de la mer ; le plus jeune désigne,
Tout en donnant avec faconde son avis,
Un point qu’il cherche à rendre exact et bien précis
Sur l’océan semé de bateaux, qui s’étale
Devant leurs yeux ; il tient sa canne horizontale
Pour indiquer avec justesse ce qu’il voit ;
En outre, il tend sa main gauche et son second doigt
Pointe en direction sensiblement oblique
Par rapport à la canne ; il pérore, il explique
Sa manière de voir ; pourtant son compagnon
Résiste, difficile à convaincre, et fait « non »,
N’approuvant pas ce qu’on lui dit, ce qu’on lui montre ;
Il médite beaucoup de bons arguments contre ;
Calme, placide, les mains derrière le dos
Il est prêt à détruire, en quelques simples mots,
Le vaniteux mais trop fragile échafaudage
Qu’on veut lui présenter ; il est d’un certain âge
Et sans prétention ; en se le figurant
Jeune, par un effort d’esprit, on le voit grand ;
Mais il se tient trop mal maintenant, il se voûte
Et n’est guère plus haut que celui qu’il écoute
Et qui, bien que beaucoup moins élancé, moins long,
Gagne de l’apparence en se plantant d’aplomb
Sur ses deux jambes très solides ; la structure
De ce dernier est toute en vigueur et carure ;
On le sait bien portant, fort, du premier coup d’œil.
***
Une famille encore en grand et récent deuil
S’isole au milieu des autres groupes ; la mère
Garde celui de ses enfants qu’elle préfère
Près d’elle ; c’est le plus petit ; il est bouclé ;
Dans son épanchement elle le tient collé
Contre sa jupe, car il ne peut lui suffire
D’avoir les yeux sur lui sans cesse ; elle l’attire
Et le conserve sans se lasser, tendrement,
Heureuse de l’avoir à sa portée, aimant
Le sentir là ; sa main se pose sur la joue
Du bien-aimé captif et des doigts elle joue
Avec quelques-uns des longs et jolis cheveux
Qui s’égarent sur sa tempe ; ouvert, gracieux,
Le petit semble plein de franchise ; elle baisse
Les yeux vers lui qui, sans résistance, se laisse
Choyer et dorloter longtemps ; il est enclin
Aux caresses, grâce à son naturel câlin ;
C’est l’enfant débordant de douce insouciance,
À qui jamais la rude et dure surveillance
N’a pesé, qui se sait idolâtré, gâté,
Pour les dons qu’il possède et pour cette beauté
Dont s’exhale, sitôt qu’il paraît, le grand charme ;
Personne au monde ne fait pour lui le gendarme,
Il est confiant dans son merveilleux pouvoir,
Dans l’ensorcellement sûr de son regard noir ;
À l’avance il sait bien que pourvu qu’il se montre
N’importe où, même aux gens inconnus qu’il rencontre,
Il sera le héros d’un moment, séduira,
Et que, s’il y met du sien, on lui sourira ;
Tout lui paraît doré dans le monde ; il ignore
Le mal, et n’a pas fait apprentissage encore
Des gros soucis ; il est radieux et content.
Deux fillettes en grand noir se ressemblent tant
Qu’on les déclare, sans hésiter, sœurs jumelles ;
On pourrait aisément les confondre ; une d’elles
Regarde avec tendresse et bonté le petit ;
Ce jeune frère la rend fière ; elle subit
L’ascendant infaillible et soudain qu’il exerce
Sur tous ; en sa figure admirative perce
Un sentiment quasi maternel de douceur.
À côté d’elle, moins angélique, sa sœur
A dans les traits et dans les regards quelque chose
De plus accentué ; d’un ton libre elle cause
Sur un sujet léger, avec un frère aîné
Qui se tient raide et droit, embarrassé, gêné
Par l’apparat et la nouveauté d’un costume
D’homme, dont il n’a pas encore pris coutume ;
Il semble craindre qu’on le remarque ; il lui faut
De la vaillance pour se faire à son col haut,
À sa cravate noire insolente et superbe ;
Il est tout jeune encore, entièrement imberbe ;
Les quatre enfants ont tous du rapport, tous sont beaux ;
Et la mère, malgré les implacables maux
Qui viennent de briser sa vie et qu’on devine,
Reste fraîche toujours, intéressante et fine ;
Ses sourires un peu retenus et contraints
Veulent cacher, sans y réussir, des chagrins
Intimes, violents, qu’elle désire taire.
***
Des gens affectant une allure militaire
Marchent déjà loin du phare, se rapprochant
De la plage ; leur joie est débordante ; un chant
Plein d’animation, mâle, patriotique,
Leur tient lieu de tambours, de clairons, de musique,
Chant qui doit regorger de patrie et de sang ;
Ils sont six, se suivant strictement deux par rang,
Marquant le pas avec décision et force
Et cambrant comme des guerriers braves le torse ;
Ils frappent tous le sol ensemble, exactement,
Imitant la raideur crâne qu’un régiment
Met en pratique lorsqu’il est à l’exercice.
En premier, remplissant le solennel office
Du magistral tambour-major, vient un enfant ;
Il est content de son rôle et d’être en avant ;
Il marche sur les deux pointes, ce qui le hausse ;
Il a dans la main droite une canne trop grosse
Pour que ce soit la sienne ; il la tient par le bout
Et la conserve avec ferveur, digne et debout ;
En haut un grand mouchoir s’y déployant y flotte,
Il obéit au vent, se détire, gigote,
Fixé solidement, sans danger, en deux points
Par deux nœuds fabriqués avec deux de ses coins ;
C’est comme un drapeau mal construit ayant pour hampe
Une canne ; l’enfant enorgueilli se campe
Devant sa troupe, il est volontairement fier,
Cherchant pour s’amuser à se donner grand air ;
Il chante à pleins poumons ; en marchant il se penche
En arrière, le dos de la main sur la hanche,
Inclinant quelque peu le corps ; sa fatuité
Est provocante et son aspect bien imité ;
Il s’applique à singer le confiant bravache
Qui frise volontiers son énorme moustache,
Qui n’admet pour un bel homme que le métier
Éclatant, glorieux entre tous, de guerrier,
Qui préfère aux accords nocturnes des guitares
Les notes du clairon, les cuivres des fanfares,
Qui ne se plaît que dans l’atmosphère des camps,
Qui ne rêve que de marches par tous les temps,
De batailles, de longs défilés, de conquêtes,
D’assauts donnés sous la fusillade, de têtes
Que viennent faucher au passage les boulets,
Qui raconte ce qu’il a vu : les beaux reflets
Miroitant pendant la charge sur les cuirasses,
Les combattants fonçant dans la mêlée, en masses,
Les dissemblances des tactiques, la raideur
Des cadavres dans leur dernier geste, l’odeur
De la poudre montant, enivrante, aux narines,
Les balles arrivant juste en pleines poitrines,
Les drapeaux qu’on prend aux ennemis au milieu
Des coups de sabre sans nombre et des coups de feu,
Et pour couronner tout la victoire loyale.
Derrière l’enfant à l’allure martiale
Un homme donne à ses deux mains le mouvement
Sec et rythmique d’un superbe roulement
Qu’avec conviction apparente il veut faire
Sur un tambour absent et tout imaginaire ;
Il semble avoir de la poigne et bien attraper
Le geste routinier, agile, pour taper ;
Sa démarche possède aussi quelque nuance
De vantardise feinte et de belle arrogance ;
Il veut aussi donner l’illusion d’un preux
Inaccessible à la moindre peur, valeureux,
Prêt à sacrifier tout son sang pour la gloire,
Prenant modèle sur les héros de l’Histoire,
Possédant une ardeur, une audace sans frein ;
Il chante sa partie avec un mâle entrain
En ne se ménageant aucunement ; sa bouche
S’ouvre si grande et si bas que son menton touche
Sa cravate serrée et plate avec des pois ;
Il se croit sûr de la justesse de sa voix.
À sa gauche une femme est sans force, se laisse
Dominer par le rire et met de la mollesse
Dans son pas régulier au lieu de le scander
Comme l’intention semble le demander ;
Elle juge le groupe incomparable et drôle ;
Elle tient son ombrelle, en fusil, sur l’épaule,
Les plis serrés dans sa main et le manche clair
Se dressant en façon de baïonnette, en l’air ;
La femme avec un grand laisser-aller se pâme,
Rit autant qu’on peut rire et de toute son âme
Ne tentant même pas les plus légers essais
Pour interrompre ou pour arrêter son accès ;
Elle trouve que la farce est supérieure ;
Elle en a, montre en main, au bas mot pour une heure
Avant de se calmer enfin et d’assouvir
Ses éclats ; il n’en faut guère pour la ravir,
Le moindre amusement donne essor à sa joie ;
En ce moment elle est précisément en proie
Sans s’en défendre à l’un de ces longs rires fous
Qui rendent jambes et bras incapables, mous.
Derrière elle s’avance un autre patriote
Qui chante en donnant trop d’importance à sa note ;
Il n’est pas sans avoir quelque prétention ;
Il apporte de l’art et de l’intention
Dans la bonne façon de s’y prendre et d’émettre
Les sons vibrants et purs ; il pense s’y connaître ;
Il tient sa canne très droite devant son nez
Dans le geste éloquent, raide, de « Présentez…
Arme ! » ; sa mine sainte, extatique, inspirée,
N’est pas son œuvre ; elle est fidèlement tirée
Du personnage armé de quelque vieux tableau
Symbolisant un acte inoubliable et beau ;
Au mot « France » son cœur bat plus fort et palpite.
Près de lui, moins lyrique, un gai compère imite
En se donnant du mal un joueur de clairon ;
Il retient soi-disant son souffle pour le son
Qu’il veut rendre éclatant dans les notes qu’il pousse
Et qu’il jette par sa mimique ; c’est son pouce
Pointé contre sa bouche en s’écartant un peu
Qui, par sa pose et par sa place lui tient lieu
D’étrange, d’inutile et muette embouchure,
Et sa main sans beaucoup de vérité figure
Le reste de ce qu’on suppose à l’instrument,
Ses doigts se prêtant à la forme en se fermant ;
L’homme soigne beaucoup son pas ; c’est un modèle
De sévérité pour soi-même et de beau zèle
Quant à la marche ; il est exagéré plutôt
Et lève les genoux trop nettement, trop haut ;
Il se fait, gardant son sérieux, une tête
Volontairement nulle, abasourdie et bête ;
C’est le pince-sans-rire endurci, le farceur
Dont on ne croit plus un mot ; il est connaisseur
Dans l’art de préparer quelque savante charge
En conservant son air grave ; sa barbe large
Est taillée avec un soin extrême et très bien,
Impeccable sur les trois côtés, n’ayant rien
Qui dépasse ; en sonnant le clairon il se donne
L’expression la plus comprimée et bouffonne,
Écarquillant avec un effort les sourcils.
Au dernier rang on croit voir comme deux fusils
Sur deux épaules ; l’un est une grande ombrelle
Étalant entre ses pointes de la dentelle,
Et qu’une femme serre un peu contre son cou ;
L’autre est tout simplement une canne en bambou
Avec un globe noir, brillant, uni, pour pomme ;
Celui qui la tient sur l’épaule est un gros homme ;
Il tourne un peu la tête et les yeux en dehors
Se soustrayant à la discipline ; son corps
Malgré l’infraction reste droit et rigide ;
Tout en portant les yeux autre part il se guide
Par routine et sans y songer sur le joueur
De clairon ; il a pris l’aspect d’un grand tueur,
D’un barbare qui sans sensiblerie achève
Ses victimes ; sa main gauche étonne et se lève
En montrant ses cinq doigts fortement écartés
Qui se séparent et pointent de cinq côtés ;
C’est un geste rempli de menace et d’emphase,
Un de ces gestes qu’on trouve pour quelque phrase
Belle et ronflante dont on tient à souligner
La puissante portée afin d’en imprégner
L’auditoire ; il convient aux fins de périodes
Qu’on déclame en prenant le ton ému des odes
Pour convaincre les plus têtus de ce qu’on croit
Être la vérité flagrante. À cet endroit,
En dehors de ces gens-là, l’apparence offerte
Par la jetée est nue, espacée et déserte ;
On ne trouve pendant cent mètres nul passant
La longeant dans un des sens ou la traversant ;
C’est ce calme qui, par l’isolement, excuse
Le caprice héroïque et fou qui les amuse ;
Ils sont libres et seuls ; ils n’ont à faire cas
D’aucune opinion.
***
Devant eux, à vingt pas
Des personnages qui conservent des distances
En rapport avec leurs diverses accointances,
Sans se gêner se sont tranquillement assis
Sur le parapet blanc, à droite. Trois amis
S’entretiennent avec un apparent mystère
Sans doute d’un secret commun qu’un d’eux déterre
Et réveille dans les mémoires ; sur les trois
Deux semblent dépourvus d’enthousiasme et froids ;
Un seul dépense du nerf, de la pétulance,
De la vivacité ; malgré sa corpulence
Il est ahurissant, remuant, plein de feu,
Prenant son sujet à cœur. Celui du milieu
Est long, indifférent à tout et flegmatique ;
Il traite en soi le gros de fou, de lunatique,
Ne voulant pour rien au monde attacher de prix
À son caquet ; il n’est aucunement surpris
Qu’un homme tel que son digne voisin divague ;
Il regarde, levant les sourcils, quelque vague
Déferler en avant, loin, sur le sable fin ;
Le gros se donne bien du mouvement en vain,
Car l’autre, avec son air paresseux, interprète
À sa façon ses beaux arguments, et ne prête
Que peu d’attention aux paroles qu’il dit ;
Dans son regard perdu, problématique, on lit
Sans avoir besoin d’être un devin ce qu’il pense
De l’aptitude ainsi que de l’intelligence
Du bavard ; il ne voit pas qu’on ait là de quoi
S’attarder ; il refuse aussi d’ajouter foi
Aux balivernes sans raison d’être, aux sornettes
D’un homme qui n’a pas de ressources bien nettes
Dans la cervelle ; il a dès longtemps renoncé
À la discussion ; il s’est bien enfoncé
En s’asseyant sur le parapet ; il préfère
Être à son aise en tous cas ; le gros, au contraire,
Est incommodément installé sur le bord
Sans nul sybaritisme et sans aucun confort ;
Soutenant seule son équilibre, la pointe
De son pied droit baissée et repliée est jointe
Au sol ; il se démène et se fait l’avocat
D’un point foncièrement épineux, délicat,
Dont l’importance grave, incontestable, échappe
Aux autres ; sûr de sa bonne cause, il se tape
Avec le bout des doigts dressés le bas du front,
En homme que la pure évidence confond,
Tant elle est absolue et tant la preuve éclate ;
Il harcèle ses deux compagnons et se flatte
De dissiper leur doute et de les convertir
À la doctrine qu’il a, sans se départir
De l’exposé déjà donné ni du système
De ces déductions lumineuses qu’il aime
Et dont il s’évertue à montrer la valeur.
Le troisième est muet et tient d’un air songeur
Son menton dans sa main ; ce beau geste seconde,
À ce qu’il paraît, sa réflexion profonde,
Et sert à mettre du brillant, de la clarté,
Dans son intelligence ; il est mal cravaté,
Car sa cravate est vieille, abîmée et mauvaise
Et d’une étoffe peu définie, écossaise.
Tous trois ont du mal à s’entendre ; l’union
N’est pas près de régner dans leur opinion ;
C’est de leur caractère à chacun que résulte
La divergence.
***
À leur gauche, un homme consulte
Un volumineux guide ouvert sur ses genoux ;
Il pince dans ses doigts, loin, par deux de ses bouts
Une carte étendue à plat, tenant au livre,
Défaite et déployée en entier ; il se livre
Complaisamment à des recherches sur les lieux
Voulant approfondir des points, en curieux ;
Il cherche aux environs un bon itinéraire,
Rêvant de faire un tour afin de se distraire ;
Il n’a pas l’habitude et s’y reconnaît mal
Dans ce pays qu’il tient à voir ; un littoral
Se découpe sur la carte solide et neuve ;
On voit des golfes et de minces caps ; un fleuve
Au cours extrêmement tourmenté, sinueux,
Sort, timide d’abord, d’un endroit montagneux ;
Il fait des courbes et des angles, il ondule,
Passe près de plusieurs bourgs, avance, recule,
Reçoit après un grand détour un affluent,
Puis arrose une ville à l’air plus important ;
La mer est tout unie et vaste ; les campagnes
Sont claires, sans aucun relief ; mais les montagnes
Ont un aspect plus dru, plus épais, plus foncé,
Et le chaos de leur noirceur est plus forcé
Selon l’entassement et selon l’altitude ;
L’homme s’adonne avec prévoyance à l’étude
Persévérante et sans aléa d’un tracé ;
Un chemin par lequel il n’est jamais passé
Lui semblant hasardeux, scabreux, il le précise.
***
Une femme, plus près nonchalamment assise,
Se retourne sans but et regarde dans l’eau ;
Dans sa main peu fermée elle tient un rouleau
Sans épaisseur ; c’est un seul morceau de musique,
Quelque chanson à grand sentiment, magnifique ;
La couverture laisse entrevoir son dessin
Figurant une dame en poudre, au clavecin,
Qui chante, précieuse, ardente, maniérée,
Le doux refrain de sa romance préférée ;
Elle lève ses bras admirables et nus,
Car elle s’accompagne en accords non tenus ;
Son expression tendre est en même temps triste.
Près de la femme qui songe, un violoniste
Inoccupé, rêveur, a posé contre lui,
Au milieu juste du parapet, son étui
À violon ; il s’est assis en plein, à l’aise ;
Il est sur le chemin de devenir obèse ;
Ses habits très portés sont déjà par endroits
Prêts à ne plus pouvoir suffire, trop étroits ;
Touchant le col de son veston, sa chevelure
Longue n’est pas bouclée et lui donne l’allure
D’un homme consacrant toute sa vie à l’art
Et qui ne craint pas d’être un personnage à part ;
C’est un original volontaire, un bohème
Qui recherche partout le bizarre et qui l’aime,
Jamais en peine pour se singulariser,
Toujours prêt aussitôt qu’il s’agit de briser
Avec les errements routiniers du vulgaire ;
Il se moque du qu’en dira-t-on, fait la guerre
Aux convenances si sottes, aux préjugés
Auxquels les bourgeois sans flamme sont obligés ;
Il ne veut pas que la mode soit respectée.
***
En face, du côté gauche de la jetée,
Debout et tous tournés vers la plage, des gens
Sans direction bien fixe, indécis et lents,
Sont arrêtés ; un acte en bas les intéresse
Tous passionnément ; chaque regard se baisse
Vers le bord de la mer, sinon pour la beauté
Des vagues, du moins pour quelque incident guetté.
Une femme très grande et très brune domine
Le groupe ; elle est au plus haut degré féminine,
Malgré sa taille, car elle possède un don
Infini de souplesse intime et d’abandon ;
De sa personne émane énormément de grâce
Et de charme aussitôt qu’elle paraît ou passe.
Un homme un peu devant elle semble petit,
Par la comparaison inévitable ; il rit,
Découvrant une scène émoustillante et drôle,
Comme si quelque acteur, en bas, jouait un rôle
Exprès pour lui donner du bon temps, du plaisir,
Pour le désennuyer et pour le divertir ;
Ses lunettes sont très faiblement supportées
Par son nez écrasé, plat ; elles sont teintées
Et leurs deux verres sont bombés ; un grand reflet
Étend sur leur surface un flamboiement complet,
Grâce auquel le regard est nul, inaccessible ;
On ne peut soupçonner même s’il est terrible,
Mauvais ou bienveillant, impitoyable ou doux,
Ni quels sentiments vrais il exprime en dessous ;
La pénétration obstinément tentée
Est vaine ; l’homme, avec sa main droite gantée,
Frise un peu sa moustache ; il fait ce mouvement
Par contenance, sans ardeur, distraitement,
Avec précaution ; c’est l’extrémité fine,
Pointue, irréprochable et droite qu’il fait mine
De ne pas vouloir un instant laisser en paix ;
Son gant est maladroit pour cette tâche, épais
Et fait dans une peau récalcitrante et dure
Qui ne s’est assouplie un peu que par l’usure ;
Des plis se sont formés, profonds, accentués
Sur les emplacements les plus habitués
À se casser, à se tordre ; un bouton unique,
Autrefois résistant, difficile, énergique,
Est déjà sur le point de partir et ne met
Qu’une contrainte fort légère à son poignet ;
La boutonnière lâche et paresseuse serre
Très médiocrement et ne comprime guère ;
Son pouvoir ancien, insuffisant, usé,
Laisse tout détendu, tranquille et reposé ;
C’est en employant trois doigts que l’homme tortille
Le bout de sa moustache. Une très jeune fille
A ses cheveux foncés, pleins de reflets et beaux
Encore, comme les fillettes dans le dos ;
Ils descendent en deux nattes noires fournies
Formant deux courbes bien pareilles réunies
Par un même ruban unique dans le bas ;
Pleine de confiance, elle donne le bras
À la femme si grande ; elle semble être sûre
De la tendresse qu’elle inspire ; sa figure
Est encore enfantine et son expression
Résume l’enjouement, la satisfaction ;
Elle sourit, la bouche immobile et fermée ;
Sa taille, qui n’est pas complètement formée,
Est mince et prise dans une ceinture en cuir ;
La femme faite va bientôt s’épanouir
En elle ; c’est l’instant où l’enfance qui cesse
Cède la place en peu de temps à la jeunesse,
Où toute une existence autre va commencer ;
Elle est trop franche pour chercher à distancer
Par son allure ou ses paroles la nature ;
Sa pensée est restée incorruptible et pure,
Gardant intacte sa grande ingénuité ;
Son esprit demeuré droit n’a pas profité
Des exemples malsains, vils ; elle est à la veille
Du jour où l’inconnu des sentiments s’éveille ;
Pourtant aucun nouveau trouble ne l’envahit,
Ne la transforme ; rien en elle ne trahit
La moindre obsession ; elle tient une laisse
Tressée en cuir, solide et résistante, épaisse,
Dont le bout se rattache au collier d’un carlin
À l’air affectueux, débonnaire, câlin ;
Il s’est assis avec patience, il arrête
Sur sa maîtresse un long regard, lève la tête
Et reste sans bouger dans le tranquille espoir
D’une caresse ou d’un mot ; son gros museau noir
Est écrasé ; sa tête au-dessus devient claire
Et du ton de son corps ; il semble se complaire
À regarder ainsi, fidèlement, d’en bas,
Le visage de la jeune fille ; il est gras ;
On doit lui donner en bon nombre des pâtées
Délicieuses, bien faites, bien mijotées ;
On devine le chien heureux et caressé
Rien qu’à sa mine ; son collier est hérissé
De forts piquants pointus et dont l’air de menace
Fait un contraste avec l’apparence bonasse
De ce chien entre tous placide, inoffensif,
Dont l’abord serait doux, amical, expansif,
Même au premier venu ; ce dur collier qui pique
Ne va pas avec cet ensemble pacifique
Où l’on ne trouverait pas un désir mauvais,
Pas une intention rageuse ; il est trop près
Pour que la laisse, assez étendue, assez grande,
Fasse une ligne droite et rigide et se tende ;
Elle forme une courbe ample dont le milieu
S’abaisse vers le sol ; même il s’en faut de peu
Qu’elle ne traîne dans la poussière, par terre ;
Son autre extrémité s’entortille et se serre
Sur une main de la fillette en tours nombreux ;
La longueur partielle est restreinte par eux.
Devant le personnage aux brillantes lunettes,
Dont le sourire fait reluire les pommettes,
Un enfant lourd et bien portant est accoudé
Au parapet ; près des tempes il est ridé,
Car dans la pose qu’il a choisie il enfonce
Sa tête dans ses deux mains et sa peau se fronce
Imperceptiblement au-dessus de ses doigts,
Qu’il tient tous verticaux inflexibles et droits ;
Il suffirait qu’il les abaisse pour défaire
Ces rides de hasard ; au bas de l’annulaire
Il porte un cercle mou, sans valeur, pauvre et laid,
Sans destination et bizarrement fait ;
C’est une sorte de vilaine bague grise
Qu’il a placée ainsi coquettement en guise
De prétendu bijou modeste et dégarni
D’un aspect dépourvu d’éclat, mal défini,
Terne autant qu’il se peut ; c’est un simple élastique
S’enroulant plusieurs fois en rond et qui s’applique
Avec un pincement incessant sur sa peau ;
Il y forme par son épaisseur un anneau
Dont la largeur n’est pas ferme ni régulière ;
Elle s’étend parfois, puis elle se resserre
Aux endroits plus que les autres, durs, tortillés,
Superposés de très près, recroquevillés ;
L’enfant prend une mine appliquée, attentive
Pour regarder avec une anxiété vive
À la même distance et du même côté
Que les trois autres ; la grande sincérité
De l’intérêt qui les tient en place s’accuse
Dans leurs regards à tous trois ; ce qui les amuse,
C’est de voir le caniche, en bas, tout ruisselant
De l’eau de mer encore abondante, coulant
Distinctement sur son poil, pendant qu’il se flatte,
Avec son bracelet scintillant à la patte,
D’attraper le bâton que lui jette l’enfant ;
D’avance il est déjà confiant, triomphant,
Avec l’espoir ferme et sûr d’aller le reprendre.
Les quatre spectateurs, figés, semblent attendre
Du bord de la jetée, en haut, le résultat
De son prochain plongeon.
***
En ce moment l’éclat
Décroît au fond du verre et tout devient plus sombre ;
Sur la plage s’étend, partout égale une ombre ;
Mon bras levé retombe, entraînant avec lui
Le porte-plume et son paysage enfoui
Dans l’extrémité blanche aux taches d’encre rouge ;
Dans le ciel un amas de grosses vapeurs bouge ;
Le temps est devenu tout à coup nuageux,
Incertain, menaçant, couvert, presque orageux ;
Mes yeux plongent dans un coin d’azur ; ma pensée
Rêve, absente, perdue, indécise et forcée
D’aller vers le passé ; car c’est l’exhalaison
Des sentiments vécus de toute une saison
Qui pour moi sort avec puissance de la vue,
Grâce à l’intensité subitement accrue
Du souvenir vivace et latent d’un été
Déjà mort, déjà loin de moi, vite emporté.
_
Raymond Roussel, 1904