Je ne peux pas dire de quoi il s’agit, car c’est une surprise, mais ça se fabrique dans un atelier à côté des Buttes-Chaumont. C’est pour ça qu’on pique-nique là, Guillaume et moi : on doit passer à l’atelier récupérer ces trucs pour les offrir aux souscripteurs de nos Histoires pédées. Le soleil brille sur nous. On aime quand ça brille. La dernière fois, on avait imprimé des autocollants à paillettes : c’était kitsch, c’était chouette. On assume ça ; on le revendique. Les couvertures de nos livres ne sont pas seulement colorées, elles sont bariolées ; on ne veut pas un doux camaïeu en éventail, on veut que ça pète, que ça pétille dans les yeux. Je passe un coup de fil à l’atelier : ils ne trouvent pas trace de notre commande. Non seulement les trucs ne sont pas fabriqués, mais l’information n’est jamais arrivée jusqu’à eux. J’ai passé commande le 9 mars : la poignée d’octets qui contenait mon fichier est partie en fumée dans l’incendie d’OVH. C’est ça qu’on me répond au téléphone. Mais… J’ai dit qu’on voulait que ça brille, pas que ça brûle.
Tant pis. On ne peut pas dire qu’on est venus jusqu’ici pour rien. Guillaume a un a priori sur le parc des Buttes-Chaumont : sa soi-disant nature luxuriante lui semble bien maigrichonne. Il me dit : « Explique-moi pourquoi je dois aimer ce parc. » Je lui parle du pont qui bouge, des rochers en béton, des poutres métalliques, du panorama sur la tranchée de la Petite Ceinture, puis on essaie d’imaginer les cheminées d’usines qu’on voyait alentour. Les Buttes-Chaumont ne sont pas une illusion de nature : c’est un parc d’attraction, un manifeste industriel. On ne cherche pas à masquer les armatures ; on les assume. Mieux : on les revendique.
Quand Guillaume a trouvé le nom de la collection, je l’ai aimé tout de suite, car il disait exactement ça : assumer, revendiquer. « Histoires pédées », ça veut dire ce que ça veut dire. Le mot « pédé » agit comme un mot de passe : ceux qui savant savent. À l’inverse, ceux qui ouvrent de grands yeux outrés, c’est qu’ils n’ont pas compris le propos, ou qu’ils font semblant de ne pas comprendre : « Mais pédé, c’est une insulte. » Ceux-là sont hétérosexuels et ne se sont jamais posés la question de la différence (notre différence ? ou la leur, quand ils sont parmi nous ?) Ou alors, ils sont gays et ils n’aiment pas se faire remarquer. Ils adoptent les codes dominants. Oh, je ne leur en veux pas : chacun se débrouille comme il peut. Mais nous, on rêve d’une homosexualité qui ne serait pas soluble dans le capitalisme. Le mot gay a prouvé qu’il était compatible avec la norme (on en trouve même au gouvernement). Les pédés ne le sont pas. Alors on affiche la couleur : nos petites histoires sont gaies parce qu’elles sont joyeuses (on y parle de plaisir, on s’y fait plaisir, et on espère en donner aux lecteurs et lectrices), mais elles ne sont pas innocentes. Oui, nous sommes amoureux et gentils, mais nous sommes pédés. Et nous en sommes fiers. Oui, toujours cette question de la fierté, seul remède à la honte : il ne suffit pas de dire « Je ne suis pas un monstre », il faut dire « Je suis beau. »
Ce retournement du stigmate (la fierté d’être pédé), c’est une évidence, une tarte à la crème du militantisme. Mais pour d’autres, ça reste un mystère, un monde exotique. J’aime qu’on arrive à nos Histoires pédées par différents chemins. Qu’on soit attiré d’abord par le cul ou par la littérature, par les couleurs acidulées ou par les dessins, par la gaité ou par le mot « pédé » — au final, c’est tout ça ensemble qu’on se prend dans la tête et dans le corps, quand on nous lit.
Nos livres sont jolis, mais cheap. Mieux : « jolis parce que cheap » ? Cheap n’est pas une insulte. Si c’était une fierté ? J’aime que nos livres ne soient pas fragiles : on les trimballe sans craindre de les abîmer : « Oh, c’est juste du papier agrafé. » C’est cheap parce qu’on veut être lus le plus largement possible : on veut que ça circule, on veut partager. C’est cheap parce qu’on n’est pas riches, et qu’on ne veut pas faire fabriquer du luxe à petit prix par des ouvriers au rabais : on fait du cheap local, imprimé à Paris. On ne cache pas les agrafes, on assume ça aussi.
Alors, quelle joie d’être compris sur tous les fronts ! Celui du texte, autant que celui du projet éditorial. Ce qu’écrit Valère Clauzel à propos de ma Lande d’Airou, je n’aurais pas pu mieux le dire, et si je l’écris aussi explicitement dans ce billet, aujourd’hui, c’est parce qu’il l’a dit avant moi. Aurais-je osé revendiquer la dimension politique de ces petits machins agrafés, avant qu’il le fasse lui-même ? Il ouvre la discussion ; je réponds pour lui donner raison. Parlant du contenu du livre, il dit : « la furieuse envie de toucher le corps de l’autre avec son accord. » Mais oui. C’est évident. Ce qui m’excite le plus, c’est de désirer qui me désire, et de m’assurer de cette réciprocité à chaque instant ; pour ça, demander la permission, exprimer mes envies à voix haute. Dire mon désir : l’écrire.
« Une analogie entre les livres et nos corps, qui l’eût-cru ? Laissons à l’éditeur pignon-sur-rue le mauvais sexe et les préjugés, à nous l’agrafeuse et la piraterie éditoriale, la maîtrise de notre consentement et de notre copyright, le plaisir de faire les choses de nos propres mains ; à nous l’inconnu, le grand frisson, la tendresse aussi. »
Valère Clauzel, sur son site
Le « consentement », donc, puisqu’on l’appelle ainsi. Dans notre travail éditorial avec les autres auteurs, à chaque instant : « Je te propose de changer ce mot comme ça, mais à condition que ça te plaise aussi. » Avec les lecteurs : « Aimez-nous, car nous vous aimons aussi. » Avec les libraires des Mots à la bouche : « Merci de faire une place à nos livres, parce qu’on admire votre travail. » Les gens qu’on n’aime pas, on n’a pas été les voir. On manque déjà de temps à consacrer à ceux qu’on aime. Ce n’est pas qu’on boycotte les autres, c’est juste qu’on n’en a pas envie. On se laisse guider par nos désirs. Et l’on rêve d’un désir qui ne serait pas soluble dans le capitalisme.
Ce texte est extrait du blog d’Antonin Crenn.